Objectifs

Comment s’articulent besoins de la société, faits scientifiques et décision publique ? Dans un contexte de défiance grandissante vis-à-vis de la science, de crise démocratique, d’urgence sociale et écologique, la démarche Sciences-Sociétés-Démocratie interroge le rôle de la science et de l’expertise dans une société démocratique et l’implication des mouvements sociaux dans ces processus, afin de proposer une alliance renforcée de ces acteurs. Portée par quatre associations (AITEC, Global Chance, IPAM et Sciences Citoyennes), Sciences-Sociétés-Démocratie est une démarche qui s’inscrit dans la durée, poursuivant les travaux menés conjointement depuis 25 ans pour certains, avec  deux colloques sur le thème « Sciences, sociétés et démocratie » en 1993 et en 1996, le cycle de colloques « Dialogues Sciences Planète » en 2007, le Forum Mondial Sciences et Démocratie de 2009 à 2018, et le cycle de colloques sur la responsabilité de la recherche en 2018, avec le soutien de la Fondation Charles Léopold Mayer.

Le triptyque « sciences », « sociétés » et « démocratie » est constitué de trois éléments complexes, dont aucun n’est un ensemble homogène et défini. Pas une définition bornée ne pouvant être donnée, voici quelques éléments de cadrage dans lesquels se posent nos questions. Tout d’abord, si l’on peut penser dans ce contexte tripartite que la « société » désigne tout ceux qui ne sont ni les savants, ni les acteurs du monde politique, il ne faut pas priver le terme de sa complexité. La société ne constitue en effet pas un tout monolithique, uniforme. Dans son approche de la science, comme de la démocratie, chaque personne dispose de représentations et de sensibilités différentes. Nationalité, genre, âge, milieu socio-économique, parcours scolaire, professionnel, familial, personnel… chaque individu ou groupe est sensiblement exposé mais aussi confronté à la démocratie et à la science singulièrement. Qu’entend chacun.e d’ailleurs par la « science » ? Qu’est-ce qui est scientifique ? Quels savoirs sont légitimes, ou plutôt légitimés, dans les représentations qu’en ont les individus ? Ces derniers se considèrent-ils eux-mêmes capables de produire du savoir, un savoir citoyen, expérientiel ?

Il n’y a donc ni société uniforme, ni type de science unique, mais bien des groupes hétéroclites aux représentations multiples. Un exemple éclairant réside en la distinction – dans le langage courant – entre la science dite « dure », « exacte », ou encore « mathématisée » et la science dite « molle », qui correspond aux sciences humaines et sociales (SHS). Si nous n’acceptons pas l’idée que ces dernières ne soient pas scientifiques, nous considérons pourtant cette distinction dans nos analyses, tant elle est ancrée dans les représentations culturelles et que cet ancrage a des conséquences dans la perception de celles et ceux qui composent la société ainsi que sur leur production, leur financement et leurs retombées économiques. Il serait donc malvenu d’ignorer cette dichotomie, certes discutable en substance, mais dont les implications sont bel et bien existantes. Enfin, démocratie est un terme polysémique et peut-être entendu de façon stricte, comme un système électoral faisant appel à la participation, ou de façon plus large incluant des droits et des devoirs, ou comme un système de valeurs telles que la liberté, la transparence et la participation. Dans tous les cas, la participation est au centre de la démocratie. Elle est fondamentale : Sciences-Sociétés-Démocratie interroge tant l’implication des citoyens et des mouvements sociaux dans les processus de recherche et dans son organisation (sujets, financement), que les places et rôles de la science et de l’expertise dans le processus démocratique.


Objectifs de la démarche

L’objectif premier de notre démarche est de contribuer à renforcer l’alliance entre les scientifiques et les mouvements sociaux et citoyens. Notre démarche part du constat que le fonctionnement actuel du triptyque sciences-sociétés-démocratie engendre une société, notamment des décisions publiques, très loin d’assurer la pérennité de notre environnement terrestre, et incapable de satisfaire les besoins de l’ensemble de la population humaine. Ce dysfonctionnement se manifeste dans de nombreux domaines : le dérèglement climatique, la chute de la biodiversité, l’empoisonnement du vivant par des produits phytosanitaires, la manipulation du web et des données personnelles pour des buts sécuritaires ou commerciaux, les inégalités économiques croissantes, un ensemble de discriminations et d’inégalités croissantes, etc.

Nous sommes convaincus qu’un système plus juste et démocratique dépend d’une solide articulation du travail des mouvements sociaux et citoyens, avec le travail des scientifiques. Certes, de nombreux obstacles sont sur cette voie :

  • La porosité à l’argent de nos institutions, couplée avec l’inégalité économique croissante, donne un pouvoir démesuré aux intérêts économiques ;
  • La mainmise des intérêts économiques sur la gestion de la recherche scientifique, notamment dans les carrières des scientifiques, circonscrit la liberté des scientifiques. Les modes de financement par projet, chacun jugé sur des critères formels sans lien avec les besoins sociétaux ;
  • L’opacité et l’ouverture aux conflits d’intérêts des instances de décision et de réglementation nuit à la démocratie ;
  • Une méfiance, malheureuse mais compréhensible, d’une partie des mouvements de citoyens à l’égard de la science et des scientifiques rend difficile une éventuelle coopération.

Dans un contexte de prise conscience croissante de la population mondiale de la gravité et de l’importance des enjeux interdépendants environnementaux et égalitaires, et encouragée par les victoires du passé, Sciences-Sociétés-Démocratie plaide pour un renforcement de l’alliance entre les mondes scientifique et militants.


La méthode

Nous avons réalisé une trentaine d’entretiens avec des acteurs-clés du monde de la recherche et de la société civile de manière à nourrir un processus d’échanges et d’analyses permettant des avancées concrètes et opérationnelles. Des questions comme la relation entre sciences et pouvoir et la maîtrise du changement ont été abordées tout en gardant à l’esprit que ce sont les acteurs eux-mêmes qui feront évoluer le processus et sa portée en s’appuyant sur les éléments suivants :

  • La trajectoire et l’engagement personnels des scientifiques et militants ;
  • L’analyse de la situation actuelle (enjeux et perspectives) ;
  • La nature des initiatives collectives ;
  • L’analyse des réussites et des échecs de ces initiatives notamment au regard de leur contexte propre.

La première série d’entretiens a été menée en 2019, complétée par une nouvelle série en 2022. L’analyse de ces entretiens a pour le moment fait émerger deux principaux axes de travail correspondant aux sujets évoqués le plus fréquemment dans les échanges : « Droit et mouvements sociaux » et « Expertise et décision publique ». Chacun de ces axes a pris sa propre direction. D’autres pistes de travail comme les pratiques d’influence, la communication pourraient être abordées par la suite.

  • Laxe « Droit et mouvements sociaux » a démarré en 2020 et entre actuellement dans une phase de préfiguration d’une structure dédiée à l’accompagnement des mouvements sociaux sur le terrain du droit. Dans le cadre de notre réflexion, nous nous sommes focalisés sur le droit, élément structurant de nos sociétés, mais difficile à appréhender, puisque protégeant les libertés individuelles et collectives d’une part, et assurant l’emprise rigide des groupes puissants sur la décision publique et les structures de la société d’autre part. Nous avons cherché à examiner les multiples interactions avec les mouvements, et notamment le rôle joué par les sciences et les scientifiques dans ces interactions. L’objectif était d’échanger sur des outils, expériences, méthodes et moyens permettant de faciliter les actions des mouvements sociaux et environnementaux à travers l’alliance avec des chercheurs engagés. Ce partage d’expériences passées vise à permettre la constitution d’un arsenal juridique dans lequel les militants et militantes d’aujourd’hui et de demain viendront piocher.

Notre travail a abouti à l’organisation d’un cycle de quatre webinaires, douze heures au total (programme et vidéos disponibles ici). Il s’agit de la première réalisation publique du processus Sciences-Sociétés-Démocratie avec des échanges très riches. Ce cycle a, de plus, rencontré un franc succès avec la participation de plus de 300 étudiantes et étudiants, chercheuses et chercheurs, juristes, « têtes de réseau » associatifs… Un groupe de travail d’une vingtaine de personnes d’autres organisations et ou spécialistes du droit a vu le jour suite à ces webinaires.

Suite à ces échanges entre acteurs associatifs, le Collectif des Associations citoyennes (CAC) et Sciences Citoyennes se sont accordés en 2021 sur la création d’une entité spécifique pour l’information, la formation, l’accompagnement, ainsi que l’autonomisation des mouvements obligés de, ou souhaitant utiliser le droit. Ce projet prend donc une nouvelle dimension qui dépasse le cadre de Sciences-Sociétés-Démocratie, et est en train d’être développé en dehors de celui-ci, notamment par Sciences Citoyennes et le CAC, avec l’aide d’un financement de la FPH. Ce projet de nouvelle structure autonome comprend quatre objectifs complémentaires :

  1. Mettre à disposition, rendre accessibles et maintenir des outils et des moyens permettant aux mouvements sociaux de s’approprier le droit pour leur action
  2. Envisager une structure qui permette l’information, la formation, l’accompagnement, l’autonomisation des mouvements devant ou souhaitant utiliser le droit
  3. Développer un plaidoyer sur les questions de démocratie et de droits et libertés
  4. Étudier le développement du contentieux stratégique comme outil de mobilisation en France tout en analysant les risques et les coûts afférents.

Le lien vers La Gare Centrale, la plateforme de construction du projet :  https://ferme.yeswiki.net/droit-citoyen/?PagePrincipale

  • Laxe « Expertise et décision publique » dont l’objectif est de comprendre et analyser les mécanismes sous-jacents à l’articulation entre l’expertise et la décision publique. Une réunion transversale réunissant des militants de domaines divers et des réunions thématiques exploratoires sur le nucléaire, l’énergie et le climat, la santé environnementale, l’urbanisme et l’expertise non patronale dans les entreprises ont abouti à la structuration de l’axe de travail autour de ces thématiques. Nous continuons de mener des entretiens dans le but de recueillir les bonnes pratiques dans la mobilisation de l’expertise par les mouvements sociaux et les décideurs publics.

« Les scientifiques nous disent… » ou sa variante « les experts nous disent… » sont aujourd’hui des refrains communs. L’argument d’autorité fait appel à une autorité qui le rend incontestable, parce que celle-ci est au-dessus de tout soupçon. Cette formule magique, prononcée aussi bien par le « mouvement climat » que par le gouvernement français lorsqu’il s’agit de faire face à la crise sanitaire, appelle un certain nombre de questions que Sciences-Société-Démocratie explore à travers son axe sur les liens entre expertise et décision publique. Nous tentons ainsi d’interroger la notion d’expertise. Qui sont les experts ? L’expert doit-il être spécialiste ? Son expertise est-elle fondée sur son expérience ? Une expérience professionnelle, reconnue par les pairs, légitimée par des prix, par un statut… mais qu’en est-il de l’expérience personnelle ou citoyenne ? À ce « règne des expert.es » médiatiquement entretenu correspond la « technification » ou « scientifisation » de la décis on : celle-ci doit être fondée sur une parole scientifique, sans quoi elle relève de la démagogie ou de l’idéologie. Cela revient à nier aux citoyennes et citoyens la capacité de décider, au motif d’une trop grande complexité. Le nucléaire en est un exemple, de même que l’obligation de la vaccination. Dans cette continuité, nous interrogeons également la notion « d’autorité scientifique » et sa terminologie qui renforce une idée hiérarchique et verticale des sciences et de l’expertise. L’autorité n’est-elle pas le nom d’un système à rebours de la démocratie, ne laissant aucune place à la contestation, alors que la science doit pouvoir être réfutable et discutée ?

Les orientations de la recherche scientifique, sous prétexte d’extrême technicité, échappent au contrôle démocratique. Les scientifiques tendent de plus en plus à répondre à des commandes, formulées par les autorités technoscientifiques, par le secteur militaire ou encore par des acteurs privés dans un but lucratif, ce que l’on observe notamment dans le domaine nucléaire. Le fonctionnement reposant sur des appels à projet conditionne les thèmes de recherche, et sont financées en majorité des recherches « orthodoxes », contribuant à tuer dans l’œuf des recherches alternatives. Parfois parée de désintéressement et d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, la recherche, par le biais de son financement, reste liée aux différents pouvoirs. C’est en ce sens qu’est sujette à caution l’indépendance supposée du monde académique, et plus encore celle des expert·e·s. Ainsi, en plus de se soustraire au contrôle démocratique et d’être mises à profit par les groupes industriels, les orientations de la recherche alimentent la croissance et la croyance dans les promesses technologiques. À ce « règne des expert·e·s » médiatiquement entretenu correspond la « technification » ou « scientifisation » de la décision : celle-ci doit être fondée sur une parole scientifique, ou du moins réputée scientifique, sans quoi elle relève de la démagogie ou de l’idéologie. 

Partant de ce constat regrettable d’une production et d’une perception de la science encore trop verticale, nous sommes amenés à questionner les pratiques de communication scientifique et la place médiatique des scientifiques dans le débat public en démocratie. Quel rôle pour eux dans les médias ? Comment peut-on communiquer sur la science, transmettre sans vulgariser ? Nous croyons en la possibilité d’un véritable dialogue entre les parties, prenant en compte la position et les complexités de chacune d’elles, sur fond de diffusion des valeurs de la science et de la démarche scientifique. Nous pensons que la communication scientifique doit être honnête, ne pas se contenter d’énoncer des résultats, mais de contextualiser les faits : pourquoi traiter ce sujet maintenant ? Comment se déroule la recherche ? Par qui ? Qui la finance ? Quelles ont été les étapes pour arriver à ces résultats ? Comment tenir compte des signaux faibles ? Une difficulté se trouve également dans les temporalités différentes auxquelles fait face le triptyque. Comment articuler la temporalité longue de la recherche et le temporalité courte du débat public, des ambitions électorales, des mandats, et parfois des scandales sanitaires médiatisés ?

Ainsi, nous plaidons pour que la science et les savoirs soient enfin perçus comme des biens communs dont chaque personne puisse s’emparer.