Mathématicien et militant, membre de l’association Attac et du Syndicat National de l’Enseignement Supérieur, Marc Delepouve a étudié en détail l’articulation entre la production scientifique et ses traductions dans la sphère politique et sociale. Sur des dossiers comme le commerce international, l’Europe ou le changement climatique, il cherche à observer comment la production scientifique est mise en politique dans les débats de société, ses distorsions et ses effets.

Ses travaux portent en bonne partie sur la place des mathématiques dans la représentation des problématiques techniques et scientifiques, et leur lien avec les décision politiques. Il a accepté de nous rencontrer pour discuter de son engagement et des constats qu’il dresse sur ce qu’il considère un usage « abusif » des mathématiques dans nos sociétés.

Savoirs en société : traductions et distorsions 

Revenant sur son parcours, Marc Delepouve nous confie que dans son cas – contrairement aux précédentes rencontres que nous avons fait dans le cadre de l’enquête Sciences Sociétés Démocratie – c’est son engagement militant qui l’a amené à faire de la recherche.  Enseignant en mathématiques à l’université de Lille, dans les années 90 il passe une bonne partie de son temps à s’informer, lire et écrire pour mieux comprendre les problématiques sur lesquelles il souhaite agir via des engagements militants, engagements qu’il concrétisera au sein de mouvements syndicaux et altermondialistes.

« Avant de m’engager réellement dans des organisations, j’avais toujours le soucis de comprendre. Quand on recherche en autodidacte, avec une démarche de compréhension et non pas d’assimilation, on se pose beaucoup de questions et on a une approche particulière du savoir. »

Conscient des nombreux enjeux politiques autour de sujets comme le climat ou le commerce international, il cherche à s’informer en allant aux sources des connaissances afin d’éviter toutes sortes de biais que les traductions dans l’espace public pourraient générer. Il travaille aujourd’hui beaucoup sur les questions climatiques, et notamment sur les rapports du GIEC[1] et la manière dont ils sont repris, aussi bien dans la sphère militante que plus institutionnelle.

A travers l’étude des données, des modèles et des rapports, il fait rapidement le constat d’une certaine distorsion entre les données scientifiques et les résumés que le GIEC produit de ses propres rapports, puis entre ces résumés  et leur traduction dans les mondes militants et politiques. Il insiste sur le fait que, à l’opposé de ce qu’affirment les climato-sceptiques, cette distorsion n’aggrave pas ce que dit la science, mais, tout au contraire, elle édulcore le risque climatique. Afin d’illustrer son propos, il prend l’exemple du « facteur 2 », mis en évidence par différents acteurs associatifs après la parution d’un rapport du GIEC en 2007[2], indiquant qu’il fallait diviser par deux nos émissions d’ici 2050 pour ne pas franchir des seuils irréversibles de dérèglements globaux.

« Il y avait des chiffres qui émergeaient plus ou moins dans un texte du GIEC, un résumé technique du 4e rapport. Des propos, qui étaient formulés de façon ambiguë, pouvaient donner lieu, en commettant quelques erreurs de lectures à l’apparition du “facteur 2” qui n’a aucun fondement scientifique. »

Selon lui, ce résumé technique comprenait déjà des décalages par rapport aux résultats scientifiques globaux, qui une fois repris par les mouvements militants opéraient une véritable distorsion et donnaient lieu à des objectifs climatiques basés sur des constats erronés.

Il insiste pour dire que cette distorsion ne remet pas en cause l’intégralité des travaux du GIEC et les revendications portées par les mouvements militants, mais pose de nombreuses questions quant aux représentations du monde que permettent les modèles mathématiques.

« C’est une question hyper importante parce que ça façonne la façon d’entrer en relation avec le réel. Parce que les chiffres sont froids, ils sont pas dans l’empathie. Ils peuvent contribuer à déshumaniser et à dépolitiser. »

Il distingue plusieurs facteurs pour tenter d’expliquer ces décalages. L’un des facteurs reposerait dans l’organisation de la production scientifique destinée au GIEC, un autre dans la gouvernance de cette institution. Mais un autre élément résiderait aussi dans une mathématisation à l’extrême de nos sociétés.

Le GIEC et ses critiques

Pour bien saisir l’origine de ces distorsions, Marc nous présente plus en détail le fonctionnement du GIEC[3]. Ce dernier fonctionne sur la base d’une assemblée plénière qui se tient une ou deux fois par an. Elle est composée des représentants des gouvernements des 195 États membres. C’est cette assemblée qui nomme les scientifiques des bureaux des trois groupes de travail qui vont organiser la production des rapports :

  • Le premier groupe travaille sur les bases physiques du changement climatique, c’est-à-dire sur des productions scientifiques en physique, chimie, biologie, géologie, paléontologie…, ainsi qu’en climatologie et modélisation mathématiques.
  • Le second s’attache aux impacts des dérèglements sur les systèmes socio-économiques et naturels et aux mesures d’adaptation,
  • Le troisième travaille sur des mesures d’atténuation du changement climatique.

Des rapports généraux, appelés Rapport d’évaluation, sortent par cycle de 5 à 7 ans et prennent en compte les évolutions des modèles et de la production scientifique. Le GIEC est une véritable interface entre les productions scientifiques émanant des institutions scientifiques et les représentants des gouvernements des pays membres.

« On voit une influence forte du politique dans la nomination des bureaux, lesquels nomment les scientifiques qui vont travailler sur les rapports. Une autre influence forte du politique c’est que ces rapports sont adoptés par l’assemblée plénière. »

Schéma de l’élaboration d’un rapport du GIEC 

Source : Guide du MTES “Comprendre le GIEC” 

A notre grande surprise, Marc nous apprend qu’il n’y a pas énormément de controverses opposant les différents scientifiques qui composent les groupe de travail. Il attribue cela à, notamment, une grande technicité des études, ce qui force les chercheurs à travailler en « silos » sur des parties très spécifiques. Les passages rédigés par chaque scientifiques sont ensuite mis bout à bout pour former des rapports.

« J’ai assisté à une réunion des chercheurs français auteurs ou intervenants pour le GIEC, il y a un an ou deux ans. C’était très intéressant de voir ça, cette « taylorisation » ; le mot n’était pas employé mais c’est vraiment ça qui apparaît. De nombreux auteurs étaient frustrés de pas comprendre à quoi servait ce qu’ils produisaient. Parce que c’étaient des morceaux. »

Si les travaux du GIEC sont globalement très solides, Marc déplore qu’on attribue cela à tord au grand nombre de scientifiques qui travaillent sur la rédaction des rapports. Puisqu’en effet, par ce fonctionnement en silos, chaque scientifique travaille sur son segment et n’apporte aucune validation aux segments du rapport rédigés par d’autres scientifiques. Les résultats sont bien sûr vérifiés, mais l’ensemble du rapport constitue plus une addition de différentes contributions qu’un véritable travail global de confrontation et de validation par l’ensemble des chercheurs qui contribuent au rapport.

« Chaque auteur ne travaille que sur son segment de texte, donc qu’ils soient 3000 ou même 100 000 ça ne donne aucune validité plus importante. Il faudrait, selon moi, une deuxième étape plus importante que celle qui existe où il y ait du débat. »

Par ailleurs, il se montre assez dubitatif sur la validité des scénarios à long terme qui sont proposés dans les rapports. Un très grand nombre d’éléments physico-chimiques et biologiques, pour le moment inquantifiables, sont susceptibles d’influencer différentes réactions en chaîne qui rendent toute modélisation à long terme extrêmement difficile. Il cite, à tire d’exemple, les effets difficiles à prévoir d’une libération de grandes quantités de méthane stocké sous le permafrost ou au fond des océans, que le réchauffement pourrait provoquer[4]ou encore l’évolution du micro-vivant dans les océans. Les facteurs qui rendent cette modélisation difficile sont très nombreux et cumulables entre eux[5].

« Les scénarios du GIEC, comme toute production scientifique, ont un domaine de validité. Ce domaine de validité ce serait un système terre dans lequel n’émergeraient pas un certain nombre d’effets rétroactifs potentiellement majeurs, et, notamment, un système terre où le vivant n’évoluerait pas d’ici 2100 de manière majeure. Mais en réalité, il est très peu probable que le réel reste dans ce domaine de validité. »

Il se montre pour autant très prudent dans les critiques qu’il formule sur les travaux du GIEC. Le travail réalisé par cette instance est en effet extrêmement salutaire pour faire prendre conscience des effets du changement climatique et de l’urgence des mesures à prendre. Il insiste pour dire que les travaux sont globalement très rigoureux et très solides. Un certain nombre de chercheurs partagent les critiques exprimées ici, mais ils sont conscients qu’une critique trop virulente du GIEC pourrait tendre à le discréditer, ce qui serait dangereux compte tenu de l’urgence des mesures climatiques à prendre.

« Si tu discrédites une partie du travail d’une personne morale ou physique, tu tends à discréditer l’ensemble de la personne, et donc l’ensemble de son travail, y compris sa production qui est bonne. »

Politique et pensée du complexe

De manière plus générale, Marc Delepouve regrette une absence de prise en compte de la pensée du complexe au sein des différentes organisations engagées sur les questions climatiques. Selon lui, la pensée du complexe, de la même manière que la sociologie, permet de faire émerger des concepts qui permettent une autre perception du monde, d’autres réalités.

« C’est important de bien garder la tête froide. Penser qu’il y aura une méga catastrophe à l’avenir, ça présuppose que l’humanité qui vient ne connaîtra pas de bifurcation qui lui permette d’éviter cette méga catastrophe. Certes, une telle bifurcation peut sembler peu probable, mais de mon point de vue, une telle bifurcation est surtout imprévisible. »

Pour autant il ne faut surtout pas attendre et rester inactif. Pour lui, à l’image du récent essor médiatique des discours se revendiquant du mouvement de la collapsologie[6], de nombreuses personnes en occident sont habitées par le mythe de l’apocalypse. Ce dernier crée une forme de fatalisme qui limite les possibilités de bifurcations des trajectoires de l’humanité.

« Si l’humanité ne bifurque pas, alors on est quasiment sûrs d’aller vers une méga catastrophe. Il faut qu’elle bifurque. La seule voie qui permet de s’attaquer au néolibéralisme et d’élargir les chances d’éviter la méga catastrophe, c’est d’admettre l’imprévisibilité et la liberté d’agir. »

Marc Delepouve conclut en nous disant que, pour lui, une meilleure compréhension de la pensée du complexe pourrait permettre au monde militant de développer une vision moins fragmentée et plus stratégique sur les enjeux sur lesquels il souhaite agir. Sans cette vision, il reste impossible de peser un minimum sur le rapport de force actuel.

« La pensée du complexe est trop souvent perçue comme étant quelque chose de mathématisée. Des modèles mathématiques complexes sont très intéressants, pertinents, utiles, avec leurs limites… Mais ici, c’est d’autre chose dont je parle : de l’appropriation de certains concepts de la pensée du complexe, comme certain concepts de la sociologie, par des citoyens, pour qu’ils soient mieux armés pour éviter de tomber dans le fatalisme ou la soumission. Sans pensée complexe, à mon avis il est difficile de ne pas être fataliste ou soumis. Sauf à être naïf. »

Propos recueillis le 16 Mai 2019 par Glen Millot et Thomas Germain pour le processus SSD

 

 

Références :

  1. Le Groupement International d’Experts sur le Climat (IPCC en anglais, pour « Intergovernmental Panel on Climate Change« ), est un organisme scientifique intergouvernemental créé en 1988 et rassemblant des membres de 195 pays. Il a pour mission d’évaluer les conséquences et risques liés au changement climatique.
    Site officiel : https://www.ipcc.ch/ ↩︎
  2. Le document auquel Marc Delepouve fait allusion est le résumé technique du Groupe 3 du rapport général publié par le GIEC en 2007.
    Il est consultable en pdf ici :  https://archive.ipcc.ch/pdf/assessment-report/ar4/wg3/ar4-wg3-ts.pdf
  3. Une fiche détaillée expliquant le fonctionnement du GIEC est disponible sur le site du Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/comprendre-giec ↩︎
  4. http://www2.ggl.ulaval.ca/personnel/bourque/s3/hydrates.methane.htm ↩︎
  5. Pour aller plus loin, Marc en a fait état dans une conférence de l’UTL, Villeneuve d’Ascq le 17 mai 2016. Le compte rendu de la conférence est disponible en pdf :  Du GIEC et de la représentation du changement climatique ↩︎
  6. La « collapsologie », ou étude de l’effondrement, est un mouvement multiforme qui se propose d’étudier les phénomènes d’effondrement des sociétés humaines. On à assisté mi 2018 à un véritable emballement autour de ces questions, notamment suite à l’annonce de la démission de Nicolas Hulot de son poste de ministre de la Transition, ainsi que de la publication du rapport du GIEC aggravant les constats des précédents rapports. Il s’en est suivi une prolifération de publications et interventions médiatiques, d’ouvrages, d’adhésions à des associations et collectifs, de plateformes d’échanges et de débat…
    Ce phénomène à été bien analysé par le sociologue Cyprien Tasset dans son article « Les effondrés anonymes, S’associer autour d’un constat de dépassement des limites planétaires »