Issue d’un double cursus droit et littérature à Sciences Po, Marine Denis prépare actuellement une thèse à l’Université Sorbonne Paris-Cité portant sur la responsabilité du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) et de l’Office International des Migrations (OIM) dans la protection juridique des déplacés climatiques dont la soutenance est prévue pour décembre 2023. On trouve cette question de la justice climatique tout au long de son parcours, de ses premiers engagements associatifs étudiants à son activité militante. Après de nombreuses activités militantes, notamment au sein de Notre Affaire à Tous (NAAT) et des expériences d’enseignement, elle est aujourd’hui conseillère au cabinet du maire écologiste de Grenoble.
Ses propos soulignent la dimension politique du droit qui tend parfois à être tue ou niée, et mettent en évidence certains aspect des coalitions associatives, comme leur richesse ou leur conflictualité
Une politisation progressive dans le domaine de la justice climatique
Au sortir de son master, Marine Denis ne se voit pas plus rejoindre un cabinet d’avocat qu’une ONG et choisit de poursuivre en thèse pour étudier les aspects juridiques et politiques de la justice climatique. Ce domaine, déjà exploré à travers de nombreux stages à l’étranger, a été l’un des facteurs l’amenant au militantisme. Par exemple, lors d’un voyage d’étude à New Delhi, elle se voit partiellement confinée à son domicile en raison des niveaux de pollution. Elle réalise alors combien les effets des dérèglements climatiques et les diverses pollutions affectent particulièrement les populations les plus précaires. Elle revient également sur le processus de la COP21 qui, si elle en mesure bien la timidité juridique, marque à ses yeux un pas clair dans la reconnaissance diplomatique du changement climatique et dans la prise de conscience de son caractère mondial.
Un certain temps seulement, puisqu’elle considère le changement trop lent, et décide alors d’y contribuer sur un plan juridique. Le droit lui semble alors un moyen d’accélérer le changement, par son pouvoir d’obligation et de sanction. Marine Denis rejoint Notre Affaire à Tous, une association spécialisée sur la justice climatique, dont elle devient l’une des porte-paroles.
Notre Affaire à Tous et l’Affaire du siècle : de larges coalitions associatives
Notre Affaire à Tous et l’Affaire du siècle sont deux exemples récents d’utilisation du droit pour faire avancer les mobilisations. Fruits de la collaboration entre des associations et acteur.ice.s divers.es, elles donnent à voir certaines difficultés propres au monde associatif, mais également l’intérêt de constituer un front uni.
Notre Affaire à Tous suggère de concevoir le climat comme une préoccupation mondiale, qui nous concerne en tant que terrien.ne.s, tout autant que la sanction des Etats ou des entreprises qui contribueraient à son dérèglement. Concrètement, l’action de Notre Affaire à Tous a pris la forme d’une poursuite contre l’État français pour inaction climatique au cours de la campagne L’Affaire du Siècle.
Celle-ci a été le fruit d’un travail collectif mobilisant différentes associations comme We Are Ready Now (WARN !) ou le Réseau Français des Etudiants pour le Développement Durable (REFEDD), mais également avec des scientifiques comme Yann Robiou du Pont, climatologue à l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (IDDRI), ou des acteurs institutionnels tels que Eric Piolle, maire écologiste de Grenoble, ainsi que Vanessa Miranville, mairesse sur l’île de la Réunion.
“L’idée est de faire du plaidoyer un peu musclé, enfin du plaidoyer juridique assez poussé, auprès de la commission des lois de l’assemblée nationale, pour intégrer la question de la protection du climat et de la biodiversité à l’article 1 de la constitution”
Sur la base d’un travail entrepris auprès des député.e.s de différents bords afin de porter ces revendications, une partie des amendements proposés était passée en première lecture en juillet 2019, avant que la révision constitutionnelle ne soit abandonnée.
La coalition a également travaillé à une mise en demeure de l’entreprise Total afin de l’amener à respecter les obligations auxquelles elle est tenue au titre du devoir de vigilance[1]. Marine Denis explique que c’est là qu’intervient l’intérêt de la diversité qui compose l’alliance : sur un plan technique, Yann Robiou du Pont a contribué à la modélisation de l’activité de Total, quand les juristes traduisaient l’affaire sur un plan juridique, avant que les chargé.e.s de communication et de plaidoyer ne la diffusent ensuite largement[2] . C’est notamment cette partie plaidoyer-communication qu’elle effectuait à titre bénévole, et qui permettait de diffuser l’action au-delà des institutions et procédures juridiques, en la rendant « digeste » pour un public non-initié. Elle pointe à ce titre le rôle du cabinet d’avocat en charge de la coordination de la mise en demeure, qui menait à la fois la danse et supportait le risque financier d’une potentielle riposte juridique, tout en garantissant la concorde au sein de la coalition.
A l’inverse, dans la coalition qui portait l’Affaire du Siècle, Marine Denis explique avoir pu observer une féroce concurrence entre les associations, chacune voulant que son mot d’ordre soit affiché avant celui des autres. Elle attribue celle-ci à la baisse des dotations aux ONG, liée notamment à la suppression de l’Impôt Sur la Fortune (ISF), et pointe la précarisation de l’emploi dans le milieu associatif qui en découle, nombre de tâches devant alors être effectuées bénévolement. Egalement, elle évoque les rapports de force implicites et les problèmes qui peuvent naitre de la différence entre les membres rémunéré.e.s et celles et ceux qui ne le sont pas, notamment sur le plan de la temporalité de l’action.
“Mais je trouve que la lutte inter-asso est très très violente. Et pourtant j’ai connu le milieu politique, donc des milieux violents, je vois à peu près à quoi cela peut ressembler parfois. Mais je trouve que c’est encore plus dur dans le milieu associatif, parce qu’il y a derrière cet espèce de rideau de bonne conscience, se dire “mais on fait quelque chose de juste, on fait quelque chose de bien”, et donc des fois ça donne lieu à des combats inter-personnels”.
Le constat millénaire de la division de la gauche se retrouve ainsi selon Marine à l’échelle des associations, où elle occasionne une perte de temps et d’énergie considérable, au bénéfice de leurs opposant.e.s.
Interdisciplinarité et décentrement
Son progressif engagement militant, notamment au travers de Notre Affaire à Tous, a amené Marine Denis a se former à la démarche interdisciplinaire, jusqu’à la décision de faire une thèse à la croisée du droit et des sciences politiques. Malgré les obstacles épistémologiques et la difficulté du dialogue inter-disciplinaire, Marine juge cette approche fortement enrichissante, quoique parfois fatigante. Une difficulté redoublée par ses engagements politiques, qui peuvent interférer avec son travail universitaire, le décentrement permanent revenant en quelque sorte à un changement incessant de lunettes.
“Je commençais à prendre des orientations qui étaient très militantes en fait dans ma thèse. Il y avait beaucoup de jugement, pas de projections mais ça ressemblait un peu à ça, j’avais du mal à être neutre. Donc j’ai mis un peu l’asso en suspens. Mais j’ai vraiment ressenti le besoin de mettre ça un peu à distance, parce que le but d’une thèse c’est pas de faire du plaidoyer justement. C’est intéressant de faire de la recherche prospective à la rigueur, pour donner des solutions… enfin peut être pas donner des solutions mais orienter des recommandations, proposer des choses. Mais on ne peut pas arriver avec un jugement, sinon ça ne sert à rien de faire de la recherche aussi. Donc j’ai eu beaucoup de mal à trouver cet équilibre un peu neutre.”
Quand on retrouve Marine en mai 2023, elle s’apprête à boucler sa thèse pour une soutenance prévue en décembre. Entre temps, poussée par ce besoin de décentrement, elle a intégré l’Institut en droit de l’environnement (IDE) de Lyon 3 en 2020, dirigé par deux juristes précurseurs en la matière. Cette réinsertion dans la sphère académique, puis son poste d’ATER en droit public en 2021 lui permet de poursuivre sa prise de recul militant et de renouveler son approche de sa thèse en intégrant un angle plus juridique.
En arrivant à l’IDE, ses collègues craignaient qu’elle soit trop militante ou trop radicale et elle aurait pu craindre leur « neutralité » sur un tel sujet. Aujourd’hui, Marine met en garde sur toute injonction à aller dans une direction ou dans l’autre. La perspective plus modérée de ses collègues chercheur·es l’a justement parfois aidée pour sa thèse. Marine nous rappelle que « tout est une question d’espaces ou d’objectifs : le chercheur est en capacité de savoir où il met du politique ». Prendre du recul sur ses objets militants comme sur ses objets de recherche n’empêche pas d’être radical·e et revendicatif·ve : cela permet justement de l’être muni·e d’un bagage technique et enclin à la refléxivité.
Par ailleurs, s’il est difficile de conjuguer la rédaction d’une thèse avec d’autres activités profesionelles et militantes que Marine Denis a continué, elle souligne les bienfaits psychologiques d’avoir cumulé ces expériences au cours de sa thèse. Elle a fait le choix de garder beaucoup de militantisme et de se permettre de commencer de nouveaux projets, qui n’ont fait que renforcé une réflexion utile à la rédaction de cette thèse.
Enseigner et politiser le droit
Cette prise de recul n’empêche pas Marine Denis de penser que le droit et son enseignement sont des objets politiques. En parallèle de sa thèse, elle enseigne à l’Université Lyon 3 le droit public, le droit international et le droit et l’environnement. Elle constate dans cette université conservatrice une certaine vision du droti très classique et le peu d’espace accordé pour les enjeux militants parmi les professeurs et les doctorants·es. Elle déplore ainsi une certaine construction de la pensée juridique et une certaine façon de former les enseigenant·es qui mène à un rapport dépolitisé du droit et une ignorance de la réalité de l’exercice des politiques publiques. Elle se réjouit à l’inverse d’une grande demande de la part des étudiant·es pour un retour critique sur les questions environnementales et se félicite d’ouvrir de nouvelles perspectives avec des promotions uniquement formées au droit.
« J’expliquais toujours à mes étudiants que derrière une question de droit, derrière une question de réglementation, on a des questions de jeux d’acteurs, on a des conflits d’intérêt, on a des logiques d’arbitrage, de rapports de force etc. »
Recherche et monde associatif : entre coopération et déconnexion, des rapports ambivalents
En arrivant à Lyon, Marine Denis participe à la création de la section lyonnaise de NAAT. Au même moment, l’Affaire du Siècle permettait à NAAT de grandir et d’avoirdes salariés, tandis qu’elle a dû tout recommencer à Lyon, sans local et sans salaire, juste avec des bénévoles. Elle nous assurer que c’est finalement ce qu’elle préfère dans le militantisme, « créer des dynamiques ». Marine coordone le partenariat entre cette nouvelle section locale et la Clinique de droit de Science Po Paris qui lance le projet sur les perfluorés.
En évoquant ce bel exemple de coopération entre le milieu associatif et le milieu académique, Marine rappelle « certains projets assocaitifs sont rendus possibles par le soutien académique de certaines universités ». Le partenariat a été accepté, puis renouvelé et l’équipe a même remporté le prix du meilleur projet de Recherche-action en mai 2021.
Pourtant, Marine déplore toujours ce rapport trop dépolitisé de la recherche en droit, parfois coupée des réalités de terrain, même en droit environnemental sur lequel il existe des travaux de recherche très inétressants, mais en déconnexion avec les réalités de l’excerceice des politiques publiques par exemple. Elle souligne un biais en droit public qu consiste à beaucoup chercher la responsabilité chez le « législateur », omettant ainsi celle des acteurs politiques et la dimension politique de ce fameux « législateur »… Ce qui donne à réfléchir sur ce terme qui déshumanisme et transforme en entité floue et abstraite celles et ceux qui font les lois.
Le travail dans un cabinet municipal : du militantisme institutionnel
Courant 2022, Marine Denis est approchée par le maire écologiste de Grenoble Eric Piolle qui lui propose un poste dans son cabinet. Ce qu’elle accepte, à condition de finir le manuscrit de sa thèse avant de rejoindre ce poste qu’elle occupe depuis octobre 2022.
Elle partage avec nous les réalités d’un poste politique mais moins militant, ou de « militantisme institutionnel » bien différentes de que qu’elle a pu faire jusque là. Son rôle est de faire en sorte que le maire se positionne sur les enjeux environnementaux, soit présent lors de grosses mobilisations et en lien avec les associations locales. Elle lui propose même de faire un recours devant le Tribunal administratif sur les enjeux de pollution de l’air, ce qu’il accepte. Grenoble devient ainsi la première collectvité à attaquer l’Etat français en la matière.
Une attaque évidemment mal reçue par la préfecture et les représentants de l’État qui voit ça comme un véritable « casus belli ». Selon elle, c’est aussi ça qui « est passionant de voir comment on mène une lutte interne sur un même territoire » et les relations avec la préfecture, la région, le département… C’est dans ce contexte qu’elle se rend compte du « confort » qu’a le monde associatif d’avoir à faire moins d’arbitrages et d’être sur une ligne d’opposition claire. Marine souligne que « travailler pour un cabinet, c’est aussi accepter et soutenir des choix avec lesquels on est pas d’accord ». Elle ajoute que « s’il n’y a que des assos qui attaquent l’Etat, c’est pertinent, mais qu’au vu de l’escalade de la répression vers les mouvements, les collectivités ont une carte à jouer ! ».
Propos recueillis et synthétisés par Simon Grudet Bénédicte
Goussault et Thomas Germain pour le processus SSD
- https://notreaffaireatous.org/les-territoires-qui-se-defendent-et-si-nous-mettions-enfin-les-entreprises-face-a-leurs-responsabilites/ ↩︎
- Revue de presse : https://notreaffaireatous.org/nous-sommes-les-territoires-qui-se-defendent-revue-de-presse/ ↩︎