Ingénieur, économiste, spécialiste de l’énergie et du nucléaire, nous rendons pour ce premier portrait hommage à Benjamin Dessus, fondateur de Global Chance, qui nous avait accordé un entretien en 2019. Retour sur le parcours et le portrait de l’un des plus grands critiques du modèle énergétique français.

 

 

« Je ne vois pas comment tu peux exercer une démocratie quelconque si tu n’arrives pas à te mettre d’accord sur un minimum de faits. »

Dans le cadre du groupe de travail Sciences Sociétés Démocratie, nous avons pu mener un premier entretien avec M. Benjamin Dessus, ingénieur économiste, spécialiste des questions énergétiques et cofondateur de l’association Global Chance. Nous lui avons tout d’abord demandé de revenir sur son parcours et ses engagements, notamment au regard de différents processus auxquels il a pu prendre part et qui ont mis en relation chercheurs, experts et citoyens.

Parcours et engagements

Formé en tant qu’ingénieur Télécoms, Benjamin a d’abord travaillé au laboratoire de Marcoussi au sein d’un programme de recherche sur les lasers et l’électronique quantique, dans une période où le contexte socio-économique était encore très favorable au développement de tels sujets scientifiques.

« J’ai fait ça pendant 4 ou 5 ans, c’était marrant, c’était l’époque où nous faisions beaucoup de choses, il y avait beaucoup d’argent, on inventait un laser tous les matins, c’était tout à fait amusant. Donc j’étais purement dans la science et très content comme ça. »

Avec les mouvements sociaux de 1968 et la période qui s’ensuit, ses collègues et lui prennent conscience que la recherche est trop coupée du reste de la société.

« On a occupé les locaux, on s’est opposé à notre patron, etc. On a commencé à prendre conscience qu’il y avait des gens “à côté” de la recherche. »

Après ces épisodes mouvementés, Benjamin quitte Marcoussis pour rejoindre le service d’étude et recherche d´EDF pour y faire des travaux sur la métrologie optique afin de développer des techniques de mesures fines, beaucoup utilisées pour le développement des centrales nucléaires. Cette expérience va l’amener à s’intéresser de près à la question énergétique, et à questionner les différentes options de scénarios énergétiques dont la France peut se doter.

« Les centrales nucléaires commençant à exister, cela posait pas mal de questions sur le nucléaire, et sur le modèle énergétique français. »

Il s’est vite retrouvé sur le développement de la première centrale solaire française, baptisée Thémis, à Targassonne, dans les Pyrénées. C’était la première fois qu’une équipe d’ingénieurs avait un outil complet à construire, contrairement aux dispositifs nucléaires dont la fabrication était fragmentée en de nombreuses tâches. L’équipe dans laquelle travaillait Benjamin fut en charge de la fabrication de Thémis de A à Z, qui a fonctionné de 1983 à 1987, avant d’être transformée en centre de recherche sur l’énergie solaire.

 

La centrale expérimentale Thémis

 

Dans le même temps, avec les débats soulevés par le modèle énergétique français, Benjamin se demande quels scénarios sont envisageables pour sortir du nucléaire. Il a travaillé avec trois autres collègues scientifiques à la rédaction du « projet Alter », un des premiers scénarios visant au tout renouvelable (en 1977 !).

« C’était évidemment une utopie, mais très curieusement, cette utopie a instantanément fait des tas de petits. C’était un truc totalement illisible, fait à la main, plein de calculs. Cela avait été fait par un mathématicien, Phlippe Courrège, Philippe Chartier, François Pharabod et moi. Philippe Chartier, était un chercheur de l’INRA, Phlippe Courrège, un mathématicien pointilleux, François et moi avec nos cultures d’ingénieur. Résultat un texte très illisible, sorti de sous le manteau, de 50 pages écrites à la main, qui s’est diffusé largement. Et tout le monde s’est mis à faire des projets alter régionaux. Autrement dit, cela a été repris complètement par les gens qui avaient envie d’en faire quelque chose. »

Pour Benjamin, la prospective peut constituer un outil démocratique assez puissant. Selon lui, l’étude en elle-même n’a pas d’intérêt réel mais elle permet d’offrir aux individus un cadre de débat pour comparer différents scénarios envisageables. Face à un état désirable sur un enjeu de société, la prospective permet de débattre des éléments permettant sa réalisation. Pour permettre cela, il faut impérativement que ce modèle de prospective soit simple et appropriable.

Page de couverture du rapport Alter publié par le club de Bellevue en 1977[1]

Dans les années 1980, Benjamin Dessus quitte EDF pour rentrer à l’Agence française de maîtrise de l’énergie (l’AFME, créée en 1982 qui deviendra l’ADEME 10 ans plus tard). C’est en 1992, qu’en compagnie de Martine Barrère et Philippe Roqueplo, il fonde Global Chance, afin de mettre au service de la société civile une expertise sur les problématiques globales liées à l’environnement et au climat, particulièrement en matière d’énergie.

« On s’aperçoit bien que les problèmes globaux, en particulier d’environnement, mais pas seulement, prennent une importance considérable dans notre civilisation. On peut soit en faire un réflexe de repli sur soi, soit au contraire un réflexe de solidarité. De solidarité intellectuelle pour discuter avec les gens, les scientifiques, etc., de solidarité sociale etc. Donc d’ouverture au contraire. »

Benjamin attire notre attention sur la posture de Global Chance.

« Nous ne prétendons pas être objectifs, nous avons un certain nombre de principes idéologiques de base. On affirme ces principes idéologiques de base, mais on s’engage à les décliner convenablement et honnêtement. »

Sur le rapport Sciences-Sociétés-Démocratie

Un des plus gros travail de Global Chance est de tout mettre en œuvre pour « appeler un chat un chat ». En effet, pour Benjamin, la problématique centrale qui caractérise ce rapport « Sciences, Sociétés, Démocratie » est que les faits deviennent progressivement négociés. Le développement des Fake News et la multiplication phénoménale des sources d’informations fait que l’on ne sait plus s’accorder sur un socle élémentaire de faits pour caractériser une situation, et cela y compris dans le milieu scientifique.

« Pour faire le pari de l’intelligence collective, il faut travailler sur un certain nombre de faits, tu as un certain nombre de faits sur lesquels tu te mets d’accord. Après ça, tu t’engueules sur la façon d’améliorer les faits. Et ça, c’est la politique a priori. Tu dis « voilà, il y a tant de pauvres, comment est-ce que je fais pour qu’il y en ait moins ? ». Et toute la difficulté à laquelle on se heurte aujourd’hui, et de plus en plus depuis 20 ans, c’est que les faits sont devenus négociables. »

Comment construire un débat démocratique sur de telles bases ? Selon Benjamin Dessus, il y aurait lieu à s’accorder sur le minimum de faits à l’égard desquels on peut par la suite construire une décision rationnelle sur la base de ces faits.

Pour lui, un des dispositifs qui pourrait permettre de concilier ce problème avec les enjeux démocratiques pourrait être les conférences de citoyens. Outil de démocratie expérimenté à divers endroits dans le monde, la conférence de citoyens permet de rassembler un petit échantillon de citoyens tirés au sort, qui sont formés sur un sujet technique précis pour élaborer des recommandations. Depuis, Sciences Citoyennes a travaillé avec Démocratie Ouverte à la rédaction d’un projet Pour des Conventions citoyennes.

Notre expert connaît bien ce dispositif, puisqu’il figurait dans le comité scientifique de l’une des premières conférences de citoyens organisée en France, qui portait sur le thème « Citoyenneté et climat ». Elle visait à recueillir l’avis d’un panel de citoyens sur les réponses à apporter aux changements climatiques, notamment induits par les gaz à effet de serre[2].

Benjamin indique qu’il a été très agréablement surpris par la qualité du rapport rendu par les citoyens. Le sujet discuté était en effet relativement complexes et pas, a priori, à la portée du premier venu. Pourtant, le résultat était globalement très solide et c’est là, selon lui, le gros point fort du dispositif. Il est solide et représentatif.

« Ils ont commencé leur conférence en disant : « Nous citoyens… voilà ce qu’on pense ! ». C’était tout à fait impressionnant. Là, tu te dis qu´effectivement, c’est pas mal quand même, ça peut se faire. Et ça marche. »

Cependant, de manière un peu plus cynique et critique, il s’est montré déçu que cette procédure n’ait pas plus de portée. En effet, l’avis rendu par les citoyens au terme de la conférence n’a absolument rien de contraignant pour le décideur. Il caricature en disant qu’il n’est pas certain que le rapport (qui fait seulement 12 pages) ait même été lu par les décideurs en capacité d’agir sur le sujet. Selon lui, le point central pour que ce dispositif ait un intérêt quelconque est de pouvoir négocier en amont que son contenu fasse a minima l’objet d’une réponse détaillée et argumentée des décideurs pour expliquer quels points seront mis en œuvre et comment, ainsi qu’une argumentation quant au refus de points qui ne seront pas mis en œuvre. Sans cette garantie préalable, ce dispositif ne peut pas constituer un véritable outil de démocratie participative qui soit réellement impactant.

« La plus grosse limite c’est que l’on n’a pas pris de précautions. On n’a pas réussi à faire dire d’avance au gouvernement qu’on tiendra compte de ce qu’ils diraient. […] Il faut que d’une certaine façon, ces éléments de démocratie participative soient pris en compte. Ça ne veut pas dire que la représentation du peuple va accepter les conclusions du participant, mais qu’il s’engage à le regarder et à dire à minima pourquoi il ne le respecte pas. »

Sans ces précautions, on prend le risque de décourager les citoyens et scientifiques qui se disent que cela n’a aucun intérêt de passer du temps et de l’énergie à produire des connaissances et des rapports qui ne seront jamais mobilisés.

Il établit par la suite le parallèle avec une des mobilisations climatiques sur laquelle Global Chance est investie depuis sa création, à savoir l’impact du méthane sur l’effet de serre. Depuis plus de 20 ans, Bernard Laponche et Benjamin Dessus produisent rapports sur rapports pour mettre en évidence des mesures qui pourraient être prises pour lutter contre les émissions dues au méthane, et seraient beaucoup moins coûteuses que celles pour le CO2 et beaucoup plus efficaces[3]. Malgré un travail de vulgarisation et des données solides, il reste difficile de mobiliser la population sur ce sujet.

 

Image tirée de l’article Le méthane un gaz qui pèse lourd sur le climat sur le site de Global Chance.

« Je ne sais pas ce qu’il se passe. Il y a un certain nombre de lobbies qui n’ont pas envie qu’on en parle évidemment mais bon, ça ne me semble pas suffire. Mais c’est la même chose sur le nucléaire d’une certaine façon. […] Ça n’a pas changé si tu veux, l’argument n’a pas changé. Et tout d’un coup ; maintenant ça commence à passer. Et on ne sait pas pourquoi. »

Quels modes d’actions face aux enjeux ?

On en arrive progressivement à la question de la mobilisation citoyenne et des réponses à apporter aux questions que soulèvent nos modèles de développements (économiques comme technologiques). Benjamin se pose de plus en plus la question du degré de radicalité à mettre dans les engagements militants face à des enjeux comme celui du réchauffement climatique.

« La question que je me pose c’est : est-ce que ça vaut la peine de faire ce qu’on fait ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux mettre des bombes et faire autre chose ? Je ne suis pas du tout convaincu qu’il faut continuer comme ça. Que « Sciences Démocratie », ça soit la bonne solution. »

Bien sûr par « bombes », il ne parle pas de préparer des attentats mais bien d’autres manières de jouer sur l’opinion public, qui provoqueraient d’autres réactions face des enjeux identifiés comme critiques (l’effet du méthane par exemple, mais la liste est longue).

« D’autres méthodes. Le théâtre, ou je sais pas quoi tu sais… Mais l’analyse rationnelle au service des citoyens, je ne sais pas si ça sert à quelque chose. Est-ce qu’il ne faut pas travailler sur l’émotion, je me pose la question aujourd’hui. »

A propos des idéologies

Face à cette relativisation totale de ce qui est établi comme vérité, on est amenés à se demander ce qui crée de telles divisions au sein des communautés scientifiques. Est-ce un enjeu idéologique qui pousse à opposer les savoirs ?

À cela, Benjamin nous rétorque que l’idéologie ne remet pas en question les faits mais l’interprétation de ce qu’il faut faire, compte tenu de ces faits. Pour lui, au delà des idéologies, il faut pouvoir réduire les connaissances à ce qu’elles ont de plus consensuelles avant de débattre sur de ce sur quoi on souhaite agir.

« Je ne vois pas comment tu peux exercer une démocratie quelconque si tu n’arrives pas à te mettre d’accord sur un minimum de faits. »

L’idéologie n’est donc pas en opposition à l’objectivité. Il serait absolument nécessaire pour l’expertise de renoncer à une prétendue neutralité impossible à atteindre. Toute personne à une opinion sur ce qui lui paraît souhaitable. Il préconise plutôt d’annoncer clairement les principes avec lesquels l’expert parle et s’engage par exemple à de l’honnêteté, de la rigueur, de la transparence… plutôt qu’une prétendue neutralité[4].

« C’est important parce que les experts les moins neutres se protègent derrière la neutralité. Parce que les « moi je n’ai pas d’opinion »… C’est pas vrai ! Ils ont une opinion, c’est pas parce que tu es expert que tu n’a pas d’opinion. Par contre, tu peux t’engager à dire « voilà mes principes de base… » et agir avec en étant honnête. »

Quel constat peut-on en tirer sur le les interactions entre Sciences, Sociétés et Démocratie ?

Pour Benjamin Dessus, le rôle essentiel des experts et scientifiques est de faire parvenir une information fiable et claire aux citoyens afin de faire parvenir des images de l’avenir raisonnable. Il est de leur responsabilité de mettre de l’ordre dans ce qui est dit aux citoyens concernant des enjeux techniques et complexes pour ne pas diviser sur du factuel mais bien constituer un socle de débat démocratique.

« Que cette expertise soit assortie de chiffres réels et pas de l’expertise du scientifique qui dit « regardez, les véhicules électriques ça va être génial, ça va sauver la planète » ou je sais pas quoi, tu vois, ce qu’ils ont tendance à faire, et qu’ils n’alimentent pas des utopies, mais par contre ils se mettent à la disposition des citoyens. »

Un des énormes défis actuels face à cet enjeu est probablement la prolifération des fake news, qui sont renforcées par une multiplication phénoménale de la quantité de nouvelles qui arrivent dans la tête des citoyens qui n’ont pas nécessairement le temps/les moyens de pousser l’analyse sur ce qu’ils lisent/entendent. Et cela est davantage renforcé par la démocratisation de l’usage des réseaux sociaux.

« Ils sont soumis à un flot d’informations, un flot de bonnes ou de mauvaises informations considérables, avec un esprit critique difficile à exercer là-dessus. Et si les scientifiques dans leur rôle de rationalisation des phénomènes n’interviennent pas assez vigoureusement, je ne vois pas comment ils peuvent s’en sortir. »

Benjamin Dessus conclut sur l’importance du facteur temps afin de pouvoir creuser des sujets et construire des espaces de débats pour trouver des solutions aux problématiques identifiées. Décortiquer des sujets aussi complexes que le climat ou l’énergie pour trouver des pistes d’actions concrètes requiert des points de vues les plus variés possibles ainsi que le cadre adéquat pour les poser et en débattre. Il se montrait assez pessimiste quant à l’organisation du Grand Débat qui paraît malheureusement bien loin de ces enjeux…

 

Entretien réalisé le 12 avril 2019 par Bénédicte Goussault et Thomas Germain
pour le groupe de travail “Sciences, Sociétés, Démocratie”

 

Références


  1. Une version numérisée du rapport est accessible via le site de la Gazette du nucléaire : Plan Alter – La gazette du nucléaire ↩︎
  2. Lien du rapport : Rapport officiel du panel de citoyens – 10 février 2002 ↩︎
  3. Voir pour cela les nombreux rapports produits sur le site de Global Chance : http://www.global-chance.org/Le-methane-un-gaz-qui-pese-lourd-sur-le-climat ↩︎
  4. Voir la charte de Global Chance où les principes de base qui gouvernent l’association y sont clairement exprimés : Charte de Global Chance ↩︎