« Il ne suffit pas de se battre pour le respect du droit existant.
Il faut aussi se battre pour le faire changer »

En s’intéressant à l’actualité des différents mouvements sociaux, il est frappant de constater la place que prennent les problématiques juridiques dans les différentes mobilisations et campagnes. Les militantes et militants sont en effet frappé.es d’une sévère répression judiciaire, comme en témoignent les nombreuses condamnations de personnes venant en aide aux immigrés[1], d’activistes du climat[2] ou de gilets jaunes[3]. Mais, dans le même temps, ces mouvements semblent aussi se saisir d’outils nouveaux pour faire progresser leurs luttes. On pense notamment à différents cas récents : des individus attaquent l’État en justice, comme l’affaire du siècle[4] ou des jeunes parisiens victimes de violences policières et de contrôle au faciès[5].

Si l’articulation entre le droit et les contestations sociales est un sujet qui ne date pas d’hier, il semble que l’expertise juridique tend à prendre de plus en plus de place dans les récentes mobilisations. Pour observer cette tendance et ces évolutions, nous avons pu nous entretenir avec Danièle Lochak, militante associative de la défense des droits de l’Homme et ancienne présidente du GISTI (Groupe d’Information et de Soutien des Immigré.e.s), pour discuter de la place des experts juridiques dans les mouvements sociaux, et plus particulièrement dans le cadre de ses sujets d’intervention : les droits des personnes immigrées.

De la posture d’intellectuelle au recours au droit comme outil politique

Danièle Lochak est professeure émérite de droit public à l’université Paris-Nanterre et militante associative de la défense des droits de l’Homme au sein du GISTI, le Groupe d’Information et de Soutien des Immigré·es. Elle a également été vice-présidente de la Ligue des Droits de l’Homme. En revenant sur son parcours, elle nous parle de son engagement pour la paix au Proche-Orient après la guerre des Six jours, puis des années 1970, où elle a pris part à divers débats et mouvements dans le contexte des mobilisations syndicales et politiques de l’après-mai 1968, pour s’investir finalement plus spécifiquement dans la défense des droits de l’Homme en général et des étrangers en particulier.

« Mon engagement était autant en tant qu’universitaire que juriste. Le choix de mes sujets de recherche a été, dès l’origine, axé sur le lien entre droit et politique. Par exemple, mon sujet de thèse portait sur le ‘rôle politique du juge administratif français’. Aujourd’hui c’est devenu un peu plus commun et accepté mais à l’époque c’était une idée qui était un peu hétérodoxe. »

A travers cette posture, Danièle Lochak a pu développer quelques réflexions sur la place et le rôle du chercheur et de l’intellectuel dans la cité. L’articulation entre cette qualité de chercheur et cet engagement citoyen peut en effet engendrer des tensions, notamment dans l’exercice de l’enseignement.

« Même si on ne peut jamais complètement être objectif, il y a quand même une obligation de rigueur et d’honnêteté intellectuelle. Cela pose la question de la manière dont on se comporte vis-à-vis des étudiants. Si on enseigne le droit des hypothèques la question a moins de chances de se poser, mais quand parle droit et libertés c’est très difficile de ne pas exprimer un point de vue. Donc comment faire en sorte d’exprimer ses propres opinions, sans les imposer aux étudiants ? »

Le rapprochement entre sa qualité de juriste et son investissement militant s’est notamment fait via son adhésion à l’Association Française des Juristes Démocrates. Investissement qui n’a duré que quelques années à cause de divergences de position avec des membres de l’association, d’obédience communiste, à l’occasion de l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique  en 1979. C’est à peu près à la même époque qu’elle s’est tournée vers la Ligue des droits de l’Homme.

Elle y participe à différentes commissions: d’abord la commission « Libertés et informatique », puis la commission « Droits des étrangers ». Avec Jean-Michel Belorgey et Henri Leclerc elle rédige une proposition de loi visant à accorder le droit de vote aux étrangers aux élections locales.

Ce n’est qu’en 1982 que Danièle Lochak rejoint le GISTI, dont elle connaissait l’existence depuis longtemps et dont elle appréciait le travail mais qui était bien plus inaccessible qu’aujourd’hui, cultivant une tradition d’anonymat fortement ancrée. Créé dix ans plus tôt, le GISTI rassemblait des avocats et des travailleurs sociaux mais aussi, au départ, des hauts fonctionnaires qui ne pouvaient pas trop s’exposer. Il se veut alors un groupe de défense et d’aide juridique des étrangers en France.

« Ce qui est intéressant c’est qu’à l’époque, il y a toute une réflexion sur le droit. Dans la foulée de mai 1968, la pensée marxiste reste très influente, et elle nous dit que le droit est une superstructure, que c’est un instrument dont la classe dominante se sert pour dominer la classe opprimée. Comment, à partir de là, concilier cette vision extrêmement négative du droit avec la volonté de l’utiliser quand même, pour aider les étrangers ? L’idée c’est que, aussi inégalitaire soit-il, il est un terrain de lutte et qu’il offre des armes, notamment en raison des contradictions internes des sociétés capitalistes. »

S’il ne s’inscrit pas dans une filiation directe avec les différents Groupes d’Information qui émergent à cette époque, et qui concrétisent l’engagement de l’intellectuel spécifique[6], cette figure décrite par Michel Foucault, il en partage néanmoins l’engagement.

« C’est aussi la posture du militant-expert. C’est-à-dire qu’il ne prétend pas détenir seul le savoir. Si l’on prend l’exemple des prisons, la connaissance est d’abord chez les détenus. L’intellectuel va alors venir en appui, avec ses compétences spécifiques. De la même façon, il s’agira pour les militants du Gisti de mettre leur expertise juridique au service des immigrés, de leur apporter un appui dans leurs luttes, sans décider à leur place des modalités de ces luttes. »

Le GISTI se donne donc pour mission d’informer et de soutenir les personnes immigrées pour faire reconnaître et respecter leurs droits. Ses modes d’action ont évolué au cours des années, mais la philosophie qui le guide reste la même.

Des grands arrêts fondateurs et de la diversité des moyens d’action du GISTI

Dès son orgine, le GISTI se dote de trois moyens d’actions principaux pour mener à bien ses missions : Il assure une permanence juridique à destination des personnes immigrées. Ces permanences – qui ne se tiennent plus sur place, comme mais par courrier et par téléphone – tiennent une place moindre qu’à l’origine, dans la mesure où  de nombreuses autres structures ont pris le relais. Elles apportent un soutien juridique aux personnes immigrées pour leur permettre de connaître et de faire valoir leurs droits[7]. Il édite également diverses publications qui prennent la forme de Cahiers ou de Notes juridiques, et d’une revue trimestrielle ; la revue Plein droit, qui « donne la parole à des auteurs d’horizons divers pour approfondir l’analyse de la situation et du devenir des populations étrangères ».

Couverture du dernier numéro de la revue Plein droit éditée par le GISTI

Enfin, le GISTI agit également par le biais de divers recours en justice. Danièle Lochak nous précise que la forme et le cadre de ces recours ont sensiblement évolué depuis les premiers recours, en suivant l’évolution du cadre législatif et politique. Certains de ces arrêts ont eu un retentissement juridique et politique important, jusqu’à devenir des fondamentaux qui ont marqué l’histoire du GISTI, son combat, mais également l’évolution de la jurisprudence française sur ces questions.

« Il y en a quelques-uns, des “arrêts GISTI”, considérés comme des arrêts fondamentaux pour le droit administratif. Notamment le premier arrêt GISTI en 1978, un arrêt capital que tous les étudiants en droit ont à étudier. Il figure dans cette sorte de bible des étudiants en droit administratif qui s’appelle Les grands arrêts de la jurisprudence administrative. »

L’arrêt de 1978 fait suite à un recours contre un décret qui subordonnait le regroupement familial à l’engagement des membres de famille de ne pas travailler en France. Le Conseil d’État a annulé le décret, estimant qu’il violait un Principe général du droit (PGD), le droit de mener une vie familiale normale, dont pouvaient se prévaloir non seulement les nationaux mais aussi les étrangers résidant régulièrement en France[8].

Si le GISTI cherche à apporter un soutien juridique aux immigrés et les aide à faire valoir leurs droits, Danièle Lochak insiste sur le fait que, face à  un droit qui est lui-même injuste et discriminatoire, on ne peut pas se contenter de réclamer l’application du droit existant, il faut aussi se battre pour faire changer la législation et, au-delà, les politiques dont elle est le reflet et l’instrument.

« Dès l’origine, même si le GISTI s’est créé pour apporter un soutien juridique, on a toujours dit que, vu la façon dont les lois sont faites, cela ne suffit pas de se battre pour le respect du droit existant. Il faut se battre pour que cela change, pour que la législation change. »

L’évolution des recours et ce que cela nous apprend pour les luttes et mobilisations futures

Au fil des années, les formes des différentes stratégies d’action du GISTI ont évolué en tenant compte du contexte politique, des victoires et des échecs qu’il a pu rencontrer.

En ce qui concerne l’activité contentieuse, une des évolutions significatives relevées par Danièle Lochak, est la mutualisation des recours qui sont engagés de plus en plus souvent sur un mode inter-associatif. Le GISTI est en effet très souvent associé à d’autres organisations de la société civile lorsqu’il s’agit de former des recours. Il s’est, par exemple, associé à 23 organisations (dont l’UNICEF et la Ligue des droits de l’Homme) pour dénoncer et attaquer l’autorisation de fichage des mineurs isolés sur le territoire français[9]. Le GISTI s’associe régulièrement à des associations généralistes comme la LDH, des associations de soutien aux étrangers, telles que l’Anafé ou la Cimade, des associations plus spécialisées comme Aides ou Médecins sans frontières ou encore le Syndicat des avocats de France ou le Syndicat de la Magistrature. Cette mutualisation permet de montrer un front associatif uni face à l’inflation de textes et décisions douteuses. Elle permet en outre d’utiliser la spécialisation de chacune des organisations pour développer au mieux tel ou tel argument.

Une autre évolution notable consiste en l’augmentation du nombre de recours en urgence depuis l’inroduction des référés en 2000, le plus souvent pour obtenir des mesures provisoires et rapides, dans l’attente d’un jugement sur le fond. Troisième caractéristique : la multiplication des interventions volontaires où les organisations ne sont pas elles-mêmes requérantes mais produisent des contributions à l’appui des requêtes individuelles. Ce mode d’action est très proche de la tierce intervention devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH).

Si l’on quitte le terrain contentieux, une autre évolution significative, c’est la dimension nécessairement européenne des combats à livrer.

« Pour faire bouger le droit, il faut faire bouger les politiques, et aujourd’hui faire bouger les politiques, ce n’est pas seulement au niveau français, mais aussi au niveau de l’Union européenne. »

Cela peut s’avérer problématique selon Danièle Lochak car il est encore plus difficile d’avoir de l’influence sur les instances européennes qu’au niveau national.

« Pourtant c’est bien là que les choses se jouent. On pourrait espérer avoir une influence, mais c’est difficile. Cela demande forcément beaucoup plus de travail, de coordination avec nos homologues des autre pays, d’informations, etc. »

La lutte sur le plan juridique est donc une action extrêmement stratégique, qui nécessite de coordonner ses actions avec d’autres organisations agissant sur le même terrain et d’articuler l’intervention technique et l’intervention d’ordre plus politique. En revenant sur certains dossiers, comme la livraison de bateaux de guerre à la Lybie, Danièle Lochak rappelle qu’il peut s’avérer stratégique de faire des recours juridictionnels tout en sachant qu’ils ont très peu, voire aucune chance d’aboutir. Le fait de formuler des recours aux côtés de différentes organisations permet de médiatiser l’affaire et de créer ou renforcer les mobilisations autour du sujet.

« Je trouve que cela à un poids politique. C’est pour cela aussi qu’on a voulu faire le recours sur les bateaux Libyens. Là pour le coup c’était vraiment une façon de dénoncer un acte politiquement. Et le contentieux était une arme… Voilà, c’était l’arme qu’on a trouvée. »

Au cours de son demi-siècle d’existence, le nombre d’actions contentieuses du GISTI n’a cessé de croître, face à une inflation évidente de textes problématiques relatifs à l’asile et d’immigration. Si le GISTI peut se targuer d’être un acteur incoutournable en la matière, son bilan 50 ans après sa création ne peut pas se résumer de façon binaire par des victoires ou des défaites. Chaque action contentieuse ayant un objectif et une portée politiques, il s’agit la plupart du temps de « demi-victoires » ou de « semi-défaites ». L’outil contentieux devient en tout cas un mode d’action de plus en plus sollicité par les assoications dans leurs combats. Sur ce sujet de l’outil juridique comme arme militante, nous avons organisé en avril 2021 un webinaire intitulé Le droit comme mode d’action, dans lequel Danièle Lochak nous a fait le plaisir d’intervenir, à l’occasion de notre cycle sur La place du droit dans les mobilisations.

Propos recueillis et synthétisés le 17 mai 2019, actualisés le 25 avril 2023 par Glen Millot et
Thomas Germain pour le processus SSD

Références :

  1. De nombreux cas sont recensés de poursuites d’individus qui sont venus en aide à des personnes immigrés, c’est le fameux « délit de solidarité ». Un dossier détaillé lui est consacré sur le site du GISTI : Dossier GISTI – Le Délit de Solidarité.
    On peut également citer les récents exemples des capitaines du Sea Watch 3, Carole Rackete et Pia Klemp, poursuivies par la justice italienne pour avoir apporté leur soutien à des migrants recueillis au large des côtes Libyennes. ↩︎
  2. Des moyens extrêmement conséquents ont par exemple étés déployés pour incriminer les activistes de l’ONG ANV-COP21 ayant participé à la campagne de décrochage des portraits d’Emmanuel Macron dans les mairies : https://reporterre.net/Le-gouvernement-mobilise-la-lutte-anti-terroriste-contre-les-activistes-du ↩︎
  3. Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, on dénombre plus de 2000 condamnations, allant parfois jusqu’à des peines de prison ferme. Pour plus d’informations, voir le dossier spécial réalisé sur le site de Basta! : https://www.bastamag.net/Pour-quels-faits-et-a-quelles-peines-de-prison-des-centaines-de-gilets-jaunes ↩︎
  4. Quatre associations : Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France ont décidé, au nom de l’intérêt général, d’attaquer l’État français en justice pour qu’il respecte ses engagements climatiques. Plus d’infos sur : https://laffairedusiecle.net/ ↩︎
  5. http://www.leparisien.fr/faits-divers/violences-policieres-et-controles-au-facies-de-jeunes-parisiens-assignent-l-etat-en-justice-04-07-2019-8109558.php ↩︎
  6. Parler à partir de la place qu’on occupe et non à la place des autres, mettre à profit sa situation d’expert pour dénoncer les faits, faire sortir l’information de l’institution en s’appuyant sur l’expérience de tous : l’intellectuel spécifique décrit par Michel Foucault s’engage dans le domaine qui est le sien. Il donnera naissance au groupe d’information prison (GIP), puis au groupe d’information santé (GIS) et au groupe d’information asile (GIA). Si le Gisti ne s’inscrit pas dans une filiation directe avec ces groupes, il en partage cependant l’engagement.
    Plus d’informations dans cet article de Phillipe Artière, membre du GISTI : https://www.gisti.org/doc/plein-droit/53-54/naissance.html ↩︎
  7. Plus d’infos sur les permanences juridiques du GISTI : https://www.gisti.org/spip.php?article4191 ↩︎
  8. Un dossier est consacré aux grands arrêts du GISTI sur son site internet : https://www.gisti.org/spip.php?article1349#tele ↩︎
  9. Dossier dédié sur le site du GISTI : https://www.gisti.org/spip.php?article6102 ↩︎