Figure parmi les objecteurs de nucléaire en France, Bernard Laponche est expert des questions de politiques énergétiques ainsi que des questions de sûreté des installations nucléaires. Il publie de nombreux rapports avec l’association Global Chance, qu’il a rejoint en 1992, juste apprès sa fondation.
Il a accepté de revenir avec nous sur son parcours, ses combats et les différents constats qu’il dresse sur les blocages politiques autour des questions majeures que sont la planification énergétique et la sûreté des installations qui devraient pouvoir prendre plus de place dans le débat démocratique.
Ingénieur polytechnicien et syndicaliste ?
Ingénieur de l’école polytechnique, Bernard Laponche est diplômé en 1961 et entre au Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) pour y préparer une thèse d’Etat autour de la physique des réacteurs nucléaires. Pendant une douzaine d’années, il y travaille en tant qu’ingénieur sur une période où se développent les prémices du parc nucléaire français. Cette période se termine par un Doctorat d’Etat en physique des réacteurs nucléaires.
« J’étais un ingénieur normal, je trouvais que le nucléaire c’était très bien, comme tous les gens qui travaillent dans ce genre de boîtes. J’étais syndiqué à la CFDT, mais tout à fait adhérent dormant. C’est véritablement mai 68 qui m’a transformé en militant. »
Comme beaucoup de personnes de sa génération, Bernard Laponche fût beaucoup marqué par le climat social contestataire de la fin des années 60.
Il est alors plongé dans le militantisme et occupe des responsabilités en mai 68 au sein du comité d’action de Paris-Saclay. A cette occasion, il remarque que parmi les très nombreux sujets abordés au cours des débats, la question des choix de politique énergétiques reste globalement absente. Si des critiques sont formulées à l’encontre du recours au nucléaire militaire, la question du nucléaire civil n’est quasiment pas abordée en mai 68. De rares critiques émanent d’individus isolés, presque marginaux, qui s’inscrivent dans le prolongement des combats environnementalistes et anti-nucléaires naissant aux Etats-Unis dans les années 60. L’expérience du militantisme syndical dans ce contexte l’amène à développer des réflexions de plus en plus critiques à l’encontre du nucléaire.
« Au début des années 70, lorsqu’EDF à décidé du changement de filière, cela a causé une crise au CEA qui à entraîné des licenciements. A ce moment, et grâce aux syndicats, j’ai compris que le nucléaire n’était pas seulement les travaux sur papier que je faisais, mais qu’il y avait aussi des travailleurs, à la Hague, à Marcouler… Et ça m’a mis dans le bain de la réalité de ce qu’était le nucléaire, pas uniquement comme un instrument de recherche mais aussi comme une activité industrielle, polluante et dangereuse. »
C’est à partir de ces constats qu’il devient permanent syndical à la CFDT à partir de 1973. Il contribue alors à la rédaction de l’un des premiers ouvrages français construisant une approche critique de l’énergie nucléaire « L’électronucléaire en France » paru en 1975.
Il devient ensuite permanent au syndicat CFDT du CEA, puis à la Confédération à la fin des années 1970 et , entre les deux, il travaille au CEA sue la prospective énergétique.
Toutes des années, la CFDT est extrêmement critique sur les programmes nucléaires (Plan Messmer et Superphenix) et soutient les économies d’énergie et les énergies renouvelables.
Au début des années 80, il rejoint l’Agence Française pour la Maîtrise de l’Energie (AFME)[1] dont il devient directeur général en 1984. Il se spécialise alors dans la maîtrise de l’énergie, les énergies renouvelables et la prospective énergétique. Il co-fonde en 1988 le cabinet ICE (International Council Energy) qui va travailler dans les années 1990 et 200 au développement des politiques de maîtrise de l’énergie, surtout à l’international : Europe de l’Est et Russie, bassin, Afrique du Nord et Palestine, Chine…
Entre 1998 et 1999, il est conseiller en sûreté nucléaire auprès de Dominique Voynet, alors ministre de l’environnement. Cette expérience le confronte alors de l’intérieur au fonctionnement des institutions et de l’administration.
« Là ça m’a confirmé que vraiment, c’était pas bon. J’avais vraiment accès au monde politique et c’était effroyable. Ces sujets là, en général, sont totalement ignorés de la plupart des responsables politiques. Et ça c’est un problème. »
Critique du modèle énergétique français
En 1992, suite au sommet de Rio, Bernard Laponche rejoint l’association Global Chance, qui rassemble différents scientifiques et journalistes scientifiques autour de l’élaboration de rapports et de positions critiques à l’égard de la politique énergétique française. Si ce regroupement d’expert rencontre des difficultés à peser sur la décision politique et l’administration, il devient progressivement un support à l’expertise technique utile aux réseaux militants travaillant sur ces thématiques.
« Depuis Fukushima, on remarque aussi que Global Chance a une certaine influence par rapport à la presse, et même par rapport aux organismes de sûreté. Par exemple par rapport à l’IRSN[2] ; on discute avec eux, il y a une certaine écoute disons. On en est là. Et rien ne bouge. Ce qui est quand même un peu étonnant. Les gens parlent du lobby nucléaire mais c’est une erreur, c’est un État nucléaire ! »
Pour Bernard Laponche, tout cela prend ses racines dans le fait que le nucléaire est au cœur d’un vaste système de pouvoir institutionnel sur les différents corps sociaux de la population. La France est dans une situation où le complexe militaro-industriel étatique détient une telle emprise qu’il est même compliqué pour un scientifique ou un politique de remettre publiquement en question les choix techniques et énergétiques basés sur le modèle nucléaire.
« Du point de vue des gens qu’emploient le CEA, Areva, EDF et tout ça, ainsi que pour l’administration, cela représente beaucoup d’emploi, beaucoup de richesses, etc… Il y a bien des gens, parmi ceux-la, qui sont convaincus que le nucléaire est bon mais la majorité c’est de la conviction de carrière. »
Le nucléaire français : entre science, expertise et politique
Au coeur de ces controverses, Bernard Laponche regrette une relative absence de critique de la part des scientifiques et des experts autour des nombreuses questions que soulève le modèle nucléaire. Il estime que ces derniers – et particulièrement les physiciens – ont une responsabilité considérable sur ces sujets. Si dans les années 70 le plan Messmer[3] a suscité de vives critiques, avec notamment la création du Groupement de Scientfiques pour l’Information sur l’Energie Nucléaire (GSIEN), cette vague est très vite redescendue. Aujourd’hui, les scientifiques qui prennent ouvertement position contre le nucléaire sont très peu nombreux.
« Le CEA bon… admettons que le CEA défende sa boutique. Mais le CNRS ils ont été actifs quelques années et ils sont vite rentrés dans les rangs. Parce que pour faire une carrière scientifique en France, que ce soit dans le public ou dans le privé, il ne faut pas être critique par rapport au nucléaire. »
Pourtant, les problématiques soulevées par le système nucléaire sont nombreuses ; les incertitudes liées au traitement des déchets, l’arrivée en fin de vie des premières installations et les problématiques de sûreté qu’elles génèrent, la pertes de compétences techniques en la matière, déboires industriels de la réalisations de l’EPR… Même le modèle économique de la fillière semble rencontrer des difficultés et de moins en moins compétitif face au développement des énergies alternatives.
Lors de notre échange, Bernard Laponche se montre particulièrement inquiet devant la banalisation de la notion d’exclusion de rupture qui estime la probabilité de rupture d’une pièce comme étant assez faible pour ne pas avoir à « étudier intégralement les conséquences d’une rupture de ces tuyauteries dans la démonstration de sûreté de l’installation »[4]. Pour lui, cette notion est tout simplement impossible a démontrer sur le plan physique ; les déboires successifs du chantier de l’EPR de Flamanville en sont un bon témoin.
Toutes ces critiques, que Bernard Laponche et Global Chance adressent depuis des années[5]semblent pourtant inaudibles. Catalogués comme militant anti-nucléaires, la solidité et la pertinence de leurs études sont systématiquement mises de côté.
« Pour eux, je suis un anti-nucléaire notoire. Le travail de Global Chance n’est pas critiqué sur ses aspects techniques, parce qu’il est correct. On s’est bien trompés une fois ou deux, mais on a vite rectifié. Le problème c’est qu’on ne reçoit jamais de critiques directes sur la solidité de nos travaux ; on nous reproche surtout notre opinion. »
On voit donc que la question dépasse largement le cadre purement technique et scientifique, tant les enjeux politiques et économiques qu’elle soulève sont forts. Bernard Laponche et les membres de Global Chance sont bien conscients que les chances de peser sur la décision politique via la production d’expertise sont infimes face à de telles contraintes. C’est pourquoi le parti pris de l’association est plutôt de produire une expertise qui viendra en appui aux différents collectifs militants sur ces questions et permettra une information critique indépendante en direction des médias.
Démocratie, controverses et choix techno-scientifiques
Pour Bernard Laponche, les grands exclus de ces débats sont, une fois encore, les citoyennes et citoyens. Avant d’être une question technique, le choix du modèle énergétique et sa structure, sont surtout des questions démocratiques tant leurs effets sont structurants pour la société. Il a donc accueilli avec intérêt – et prudence – la mise en place d’un débat public autour de la gestion des déchets radioactifs. Organisé par la Commission Nationale du Débat Public entre avril et septembre 2019, cette concertation nationale a permis aux citoyennes et citoyens de se positionner sur les controverses autour du traitement des déchets radioactifs. Cette question particulièrement délicate agrège des positionnements particulièrement polarisés et donne un cas d’école très intéressant pour étudier les controverses techno-scientifiques. Les importantes mobilisations autour du projet Cigéo à Bure en sont d’ailleurs un excellent témoin[6].
Au cours de cette consultation, divers établissements, entreprises et associations ont été invités à rédiger des « cahiers d’acteurs » pour « apporter au public non spécialiste mais soucieux de disposer d’une bonne information technique les informations permettant de comprendre les différences d’argumentations exprimées par des experts ou des organismes institutionnels »[7]. Bernard Laponche résume en montrant a quel point ce dispositif a des effets limités et une portée démocratique extrêmement relative ; les avis exprimés par les citoyens et les organisations militantes n’ayant qu’un effet consultatif, ils sont très rarement pris en compte dans la décision effective.
« Le niveau de connaissances du milieu anti-nucléaire sur ces questions est beaucoup plus élevé qu’a l’époque. Il y a des gens qui travaillent, qui connaissent le sujet, qui sont capables dans un débat de dire des choses tout à fait viables. Le problème c’est que comme c’est le troisième dispositif de ce type et que les deux premiers n’ont donné aucun résultat : les solutions proposées par les citoyens n’ont pas été suivies d’effets. Les opposants de Bure ont refusé de participer à ces débats. Moi je me dit qu’ils ont tort parce que ça donne quand même une possibilité d’exposer leurs positions, mais en même temps je les comprend très bien… »
Propos recueillis et synthétisés le 17 mai 2019 par Glen Millot et
Thomas Germain pour le processus SSD
Références
- Benjamin Dessus – “Une économie de l’aval du nucléaire confrontée à la question du temps et à l’empilement de tabous”, compte-rendu d’intervention le 11 septembre 2019, dans le cadre du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) 2019-2021.
- Sezin Topçu, « Les physiciens dans le mouvement antinucléaire : entre science, expertise et politique », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 102 | 2007, 89-108.
- L’Agence Française pour la Maîtrise de l’Energie (AFME) est créée en 1982. Sa mission était de susciter, animer, coordonner, faciliter ou réaliser des opérations ayant pour objet la maîtrise de l’énergie. En 1990, elle fusionne avec l’Agence nationale pour la récupération et l’élimination des déchets (ANRED) et l’Agence pour la qualité de l’air (AQA) pour former l’Agence De l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME). ↩︎
- Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire : https://www.irsn.fr/FR/Pages/Home.aspx ↩︎
- Détails sur le plan Messmer dans la page ikipédia de l’Histoire du programme nucléaire civil de la France – Accélération du programme éléctronucléaire ↩︎
- Définition de l’ASN : exclusion de rupture. ↩︎
- On retrouve la plupart de ces réflexions et travaux critiques sur le site de Global Chance : http://www.global-chance.org/Publications-de-membres-de-Global-Chance ↩︎
- Pour plus d’informations, voir le site : https://bureburebure.info/ ↩︎
- Y ont participé les établissements, entreprises ou associations suivants : Andra, IRSN, EDF, Orano, CEA, Wise Paris, Global Chance, France Nature Environnement (FNE), la CLI de Cruas. Ces fiches sont consultables sur le site de la commissions, dans la rubrique Clarification des controverses techniques ↩︎