Cyril Fiorini a soutenu sa thèse de doctorant en Sciences, techniques et société (STS) le 21 mars 2023 au sein du laboratoire Histoire des technosciences en société du Conservatoire national des arts et métiers (HT2S-Cnam). Sa thèse s’intitule « La co-production des savoirs en pratiques au tournant du XXIe siècle. Études de cas sur la mise en œuvre et la conduite des collaborations entre chercheurs et acteurs associatifs dans les domaines de la santé, de l’environnement et de la lutte contre la pauvreté »[i].

Il fut salarié de l’association Sciences Citoyennes pendant plus d’un an et demi avant d’engager un contrat doctoral en octobre 2016 pour réaliser sa thèse. Il est resté en lien avec l’association pendant son contrat doctoral puisqu’ il a réalisé pendant ces trois ans une mission d’expertise pour Sciences Citoyennes[ii]. Sa thèse toujours en cours, Cyril a ensuite repris un poste à temps plein au sein de l’association en janvier 2021.

Les liens entre les acteurs de la recherche et la société civile sont au cœur des travaux qu’il mène ainsi que de son engagement personnel. Son témoignage sur les liens entre les chercheurs et le monde associatif nous est donc précieux pour approfondir notre travail et dégager des modalités d’actions et recommandations autour de ces questions.

De militant et scientifique à militant scientifique 

Revenant sur son parcours, Cyril nous confie avoir commencé des activités militantes et associatives dès ses premières années d’études, lors de son cursus en sociologie politique à l’Université Paris 13 (Villetaneuse, 93). Il prend des responsabilités dans un syndicat étudiant avant de le quitter pour créer, avec des amis, une liste alternative aux organisations alors en place sur l’université. Il obtient via celle-ci des mandats de représentant étudiant au sein du Conseil d’UFR et au sein du Conseil d’administration de l’Université.

« J’ai commencé à avoir des activités militantes dans ce cadre-là, et je me suis inscrit aussi assez vite dans des actions associatives, notamment avec l’association Survie, qui travaille sur les questions de Françafrique, de relations vicieuses que la France maintient avec les territoires qui étaient des anciennes colonies notamment. »

Lorsqu’il décide ensuite de s’engager pour la première fois dans la réalisation d’une thèse en Science politique à l’Université Paris 8 (2009-2011, thèse non financée), il continue en parallèle ses activités militantes et associatives par différents biais. Jusque-là, les démarches militantes et professionnelles qu’il conduit conjointement se font dans deux espaces séparés. Progressivement ces deux champs ont commencé à converger.

« Bon cette thèse, pour diverses raisons, n’a pas abouti. Je l’ai abandonnée dans sa deuxième année, mais en sortant de cette expérience-là, mes expériences professionnelles se sont inscrites aussi dans le champ universitaire. »

Cyril a par la suite accumulé plusieurs contrats de travail sur des missions de recherche scientifique ou d’expertise avant d’occuper un poste à Sciences Citoyennes en 2015 en tant que salarié. Il y est embauché pour travailler spécifiquement sur la recherche participative et agir pour la démocratisation des sciences[2]. L’enjeu de la recherche participative est de faire en sorte que les citoyens organisés soient associés à la démarche de recherche dès la formulation des enjeux de la recherche et des questions soulevées et à toutes les étapes du processus de co-production de savoirs.

« C’est un peu là où se crée un véritable nœud dans mes deux dimensions : militante et professionnelle en recherche. »

Face aux dogmes de la recherche 

Cyril précise, s’il en faut, que cette approche de la recherche est en décalage parmi les dogmes dominants dans les institutions scientifiques. Si les pratiques associant les non-scientifiques sont de plus en plus répandues, à l’image des « sciences participatives » et de dispositifs mis en place par différentes institutions[3], dans une immense majorité des cas les non-scientifiques restent cantonnés à des travaux de collecte, voire d’analyse de données, mais ne sont que rarement impliqués dans la formulation des problématiques et le cadrage méthodologique de la démarche de recherche (même si des contre-exemples pourraient être évoqués).

Cette emprise institutionnelle sur les objets de recherche constitue un véritable enjeu politique autour des sciences et leurs applications. Les différentes institutions de recherche ont du mal à faire évoluer leurs cadres pour intégrer ces logiques, et de nombreuses réticences sont éprouvées. Pour illustrer cela, Cyril revient sur la publication par le Comets – le comité d’éthique du CNRS – d’un avis sur les « sciences citoyennes » sorti en juin 2015[4].

« Le CNRS a compris qu’il y avait une démarche, au sein de la société, d’ouverture de la recherche scientifique aux citoyens et citoyennes et a donc considéré que c’était tout à fait intéressant que la recherche publique puisse s’appuyer sur la récolte de données réalisée par les citoyens et citoyennes parce que ça permet de créer une sensibilisation au travail scientifique de la population, de faire découvrir le champ des pratiques scientifiques aux citoyens et citoyennes, tout en préservant l’autonomie de la recherche, des orientations de la recherche, du processus même de la production scientifique. »

Suite à ce rapport, Cyril a travaillé avec l’équipe de Sciences Citoyennes, à la rédaction d’une réponse au Comets[5], reprenant point par point les enjeux sur lesquels le CNRS leur semblait faire fausse route. Cette réponse formulait par ailleurs une invitation à discuter collectivement de ces sujets, à laquelle Sciences Citoyennes n’a jamais eu de réponse.

De la même manière, quand quelques années plus tard il a travaillé avec l’association ATD-Quart Monde sur l’organisation d’un colloque au CNRS sur la recherche participative, Sciences Citoyennes s’est progressivement vue évincée des échanges sur l’organisation du colloque.

« C’est à ce moment là où j’ai su qu’il y avait un véritable conflit. C’est là où j’ai pris conscience qu’à travers la position de Sciences Citoyennes, il y avait véritablement un dogme très fort au sein des institutions de recherche. »

Pour lui cette rupture se situe à deux niveaux :

Le premier niveau pourrait trouver sa source dans la conception même du rôle de la recherche au sein de la société et sa capacité à produire des « vérités ». Il revient sur l’héritage des Science and Technology Studies (terme anglais qui correspond à son propre champ de recherche : Sciences, techniques et société), qui ont contribué, ces trente dernières années, à montrer le rôle politique fort de la production des savoirs dans la société. La production scientifique étant en permanente co-influence avec la sphère sociale, elle est en conséquence tout sauf neutre. La manière dont s’élabore et se légitime un socle de savoirs est déterminante pour toute décision politique, car celle-ci se légitime en se fondant sur les pseudo “vérités” édictées par les sciences.

« Si aujourd’hui on devait remettre en question le fait que la recherche scientifique n’est plus si fiable que ça, cela commencerait à rendre très fébrile le cadre même institutionnel de notre régime politique, donc il y a un enjeu très fort au niveau institutionnel. »

Mais il identifie également un second enjeu, plus individuel, à savoir la construction identitaire du chercheur lui-même. Outre son titre, le chercheur est valorisé socialement par sa qualité « d’expert » sur un sujet ou par la singularité de son approche sur une thématique. Le fait d’ouvrir ce cadre de recherche au plus grand nombre met en danger sa posture et la reconnaissance sociale de son travail. Cela peut parfois constituer de véritables réticences à l’ouverture de la démarche de recherche portée.

« Aujourd’hui, qu’un chercheur modifie ses pratiques en acceptant que des non-chercheurs soient au moins aussi experts que lui sur ses objets de recherche, cela remet en cause tout le processus de construction identitaire qu’il a engagé depuis son doctorat, peut-être même avant. ».

Comment changer le cadre institutionnel 

Malgré ces quelques freins, Cyril a pu constater qu’il y a malgré tout une volonté croissante, aussi bien des chercheurs que de la société civile, d’établir un dialogue et de développer une véritable co-production des savoirs. Il revient par exemple sur le dispositif CO3 : Co-Construction des connaissances, que Sciences Citoyennes a contribué à faire émerger, en 2018, dans le cadre d’une convention avec l’ADEMEet en partenariat avec la Fondation Charles Léopold Mayer-FPH, la Fondation de France, Agropolis Fondation et la Fondation Carasso. Les trois appels à projets de recherche participative lancés par le dispositif CO3 en 2018, 2019 et 2021 ont été fortement plébiscités.

« Ce qui émerge de ce constat-là, c’est qu’il y a des chercheurs qui y sont sensibles et qui pensent que la recherche participative peut leur correspondre et qui sont prêts à s’engager dans des appels à projets. En face, on a au moins le même nombre d’acteurs associatifs qui sont prêts à travailler avec la recherche scientifique et qui y voient un intérêt pour eux dans une démarche de co-production de savoirs, mais la réalité est que le soutien institutionnel à ces dispositifs-là est quasiment inexistant. »

Au-delà de la posture individuelle des chercheurs, c’est surtout le cadre institutionnel, et notamment l’attribution des financements ainsi que la valorisation des travaux produits dans des cadres non-standards qui doivent évoluer. En effet, les financements pour ces dispositifs sont extrêmement faibles et très peu de soutien de la part des institutions de recherche vient appuyer de telles démarches.

Par ailleurs, la valorisation des travaux produits dans ces cadres reste encore complexe, notamment par la diversité de méthodologies d’évaluation de ce qui est produit.

« Il y a une évaluation au niveau du protocole, et ça c’est quand même assez arbitraire sur la manière dont on doit considérer que le processus est scientifique ou pas, parce qu’on voit bien que selon les disciplines les méthodologies ne sont pas les mêmes et qu’au cœur même d’une discipline il y a un développement méthodologique très différent. »

Co-production des savoirs et démocratie 

Si le rôle politique de la production des savoirs n’est plus à démontrer, la manière dont ces savoirs sont valorisés, négociés et utilisés par la suite mérite d’être débattue. La question de la légitimation du savoir est donc centrale dans les enjeux identifiés par Cyril et Sciences Citoyennes autour de la recherche participative. Les savoirs à intégrer pour appuyer une décision politique sont un facteur décisif et l’arbitrage par rapport à ces savoirs se fait très souvent sans la moindre implication citoyenne. C’est pourquoi les pratiques de recherche participative constituent pour lui un moyen d’améliorer le fonctionnement d’une société démocratique.

« Je pense que le CNRS et d’autres institutions sont bien au courant du poids que peut avoir la recherche scientifique et le lien avec le champ politique, parce que le CNRS dans ses missions, c’est très explicite, doit « appuyer le progrès économique » […] Donc il y a, de toute façon, un lien très fort entre production scientifique et développement économique, avec une vision particulière de ce que doit être l’économie d’un pays. »

L’enjeu démocratique est de taille, compte tenu de la manière dont la recherche scientifique et le développement technologique structurent l’ensemble de la société.

À travers sa thèse, Cyril cherche à observer ce que les collaborations entre chercheurs et associations apportent à la démocratie à travers des processus de recherche participative (co-production de savoirs). Pour cela, la question qui lui apparaît comme centrale est de s’accorder sur ce qu’on met derrière le mot « démocratie » et les procédures et institutions qui garantissent son fonctionnement.

« Pour moi il y a un deuxième champ ici, sur lequel on ne se questionne pas beaucoup : comment incorporer ces pratiques-là dans le processus décisionnel ou de transformation sociale ? Et donc le lien entre recherche participative et démocratie, pour moi, ne se situe pas qu’au niveau de la pratique de la recherche participative mais il porte aussi sur la manière dont on inscrit institutionnellement la recherche participative dans la construction de la société, dans son fonctionnement. »

Propos recueillis et synthétisés le 24 avril 2019, actualisés le 18 avril 2023 par Edgar Blaustein et
Thomas Germain pour le processus SSD

Références :

  1. Décret n° 2016-1173 du 29 août 2016 modifiant le décret n° 2009-464 du 23 avril 2009 relatif aux doctorants contractuels des établissements publics d’enseignement supérieur ou de recherche. ↩︎
  2. Pour plus d’informations sur la recherche participative, consulter le dossier de Sciences Citoyennes sur la recherche participative
  3. Voir par exemple le programme Vigie Nature du Muséum d’Histoire Naturelle ou l’OPEN – Observatoire Participatif des Espaces et de la Nature ↩︎
  4.  Avis du COMETS Les «sciences citoyennes» Résumé – CNRS ↩︎
  5.  Positions de Sciences Citoyennes adressées au COMETS du CNRS ↩︎
  6. Dans « Agir dans un monde incertain » (2001), Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe définissent le concept de démocratie technique pour désigner les formes de discussions qui naissent des confrontations autour d’enjeux scientifiques et techniques. Il en résulte une forme d’enrichissement de la démocratie par l’imbrication de participations d’acteurs très hétéroclites que l’on n’aurait habituellement pas retrouvé dans l’espace du débat public sur des dossiers techniques (acteurs associatifs, riverains, familles de malades, artistes…). ↩︎

[i] Le discours de la soutenance de thèse de Cyril est accessible ici.

[ii] Décret n° 2016-1173 du 29 août 2016 modifiant le décret n° 2009-464 du 23 avril 2009 relatif aux doctorants contractuels des établissements publics d’enseignement supérieur ou de recherche.