Cette note de cadrage est le résultat d’un travail de réflexion démarré en 2019 par la réalisation d’une trentaine d’entretiens sur des expériences emblématiques, réussies ou non, de synergie entre sciences, sociétés et démocratie. De ces entretiens ont émergé des thèmes de travail transversaux tels que « La place du droit dans les mobilisations », objet du présent cycle, ou encore « Le lien entre expertise et décision publique », actuellement en chantier.

Climat, risque industriel, intelligence artificielle. Mais aussi retraites, immigration, travail. Nos sociétés sont traversées par des questionnements, débats, mouvements et conflits dans lesquels les sciences et/ou les techniques ont un rôle à jouer. Aujourd’hui, les orientations politiques et les financements sont largement déterminés par la course à l’innovation technologique et la recherche de profit immédiat, la concurrence entre les entreprises transnationales et la compétitivité des territoires.

Quatre associations – Sciences Citoyennes, IPAM, AITEC et Global Chance – mènent un travail collectif en vue de construire une alliance entre mouvements sociaux et scientifiques qui contribuera à changer le rapport de force pour le mettre au service du bien commun. Nous avons mené une série d’entretiens avec des personnalités – scientifiques, militant et militantes, juristes, philosophes – afin d’identifier des leçons, positives et négatives, des actions et luttes du passé. Plusieurs thèmes ressortent de ces entretiens comme terreaux féconds, et notamment la judiciarisation comme outil offensif et défensif. Les idées et propos évoqués dans cette note proviennent de ces entretiens.

Plutôt que d’aborder la judiciarisation de l’action de manière thématique, en s’attachant par exemple à analyser les enjeux spécifiques que soulève le climat vis-à-vis du droit, nous souhaitons procéder de manière transversale. De cette manière, nous aimerions travailler à la circulation des pratiques, au partage des initiatives et à la co-création. Il est en effet fort probable que chacun et chacune ait connu des obstacles, procédures ou adversaires différents, que chacun et chacune ait collaboré avec des acteurs de nature variée, et qu’il y ait des « leçons » à en tirer. Le partage des expériences passées contribuerait ainsi à la constitution d’un arsenal juridique dans lequel les militants et militantes d’aujourd’hui et de demain viendront piocher.

Nous souhaiterions avoir un regard extérieur, recueillir des réactions, critiques, et compléments sur la présente note ainsi que sur la liste de personnes que nous avons interrogées. Nous souhaiterions réfléchir avec les personnes impliquées par la judiciarisation des mobilisations selon leur envie et leur disponibilité.

Dans le cadre des mobilisations, les recours aux tribunaux peuvent jouer un rôle ambivalent. Servir les militants et militantes, au moyen par exemple de procédures juridiques contre des entreprises polluantes, ou, au contraire, miner les mobilisations lorsque celles et ceux qui les portent sont victimes de « procès-baillons », de procédures visant à les décourager ou à les discréditer. Les gardes à vues de Kevin Jean et d’Aurélie Trouvé – pour ne citer qu’elles – consécutives à l’action « Démasquons Macron »1 se sont par exemple soldées par une absence de poursuite, témoignant de leur fonction intimidatrice. Le bâillonnement dont sont victimes les militants et militantes des quartiers populaires, par le biais notamment d’un harcèlement judiciaire, illustre également l’utilisation répressive qui peut être faite du droit et de la justice afin de saper une action politique. On pensera aux multiples mises en examen de membres du collectif Justice et Vérité pour Adama, qui lutte contre les violences policières et leur impunité, et se place dans une optique de convergence des luttes.

Par ailleurs et en partie de la même manière, le rapport à la justice et la connaissance du droit sont socialement différenciés. Par exemple, épuiser les différents recours possibles requiert à la fois une connaissance des instances juridiques et des moyens financiers certains, ce dont disposent principalement les « puissants ». Ce sont également des stratégies utilisées par les « criminels et criminelles en col blanc »2 permettant de gagner un temps précieux, qu’il serve à éviter une peine ou à maintenir un produit critiqué sur le marché. Corinne Lepage évoque à ce titre le déroulement typique d’une tentative d’interdiction d’un produit : les lobbyistes qui le défendent avancent dans un premier temps qu’il ne présente aucune dangerosité ; une fois que les indices s’amoncellent, c’est le lien de causalité qui est attaqué ; lorsque celui-ci semble avéré, les lobbyistes tentent enfin d’escamoter la causalité directe derrière une causalité « multifactorielle ». Au final, ce sont de nombreuses années de procédure qui auront peut-être permis à l’entreprise mise en cause ou d’obtenir le maintien du produit controversé, ou de trouver un produit de substitution, une molécule voisine par exemple.

À l’inverse, il est rare que des justiciables sans ressources puissent aller jusqu’au bout des possibilités offertes par le droit si leur cas n’est pas pris en charge par une association ou un groupe de soutien qui se chargera de payer un avocat compétent. Les procédures pro-bono, actuellement pratiquées par un nombre de cabinets d’avocats restreint (Spinosi, Teissonnière, …) peuvent constituer une réponse au coût d’une procédure juridique : dans le cadre de celles-ci, lescabinets mettent à disposition leurs compétences de manière non intéressée financièrement. Egalement, le financement participatif de recours contentieux tend à se développer ; favoriser son émergence pourrait considérablement aider desjusticiables sans expérience du système juridique. Un enjeu réside aussi dans l’intégration de ces derniers et de ces dernières dans des collectifs ou des associations. L’aspect collectif des mobilisations, à rebours de l’individualisation portée par le néo-libéralisme, est crucial. Il s’accompagne cependant de difficultés qui sont inhérentes à l’agrégation d’individus et d’organisations, ce dont a pu témoigner le fonctionnement des coalitions « Notre Affaire à Tous » et « L’Affaire du siècle » selon Marine Denis. Elles associaient des acteurs et actrices de natures différentes, et s’installaient en leur sein des rapports de force ou de concurrence parfois néfastes à leur efficacité.

À cette instrumentalisation du droit et du système juridique, quatre types de réactions ont été opposées par les militants et militantes. Une première, la désobéissance civile, telle que pratiquée par Extinction Rebellion (XR), consiste à agir à l’encontre de lois jugées injustes. Une deuxième réaction, que l’on pourrait qualifier de « justice alternative », repose sur la création d’instances juridiques hors du système existant, et cherche à mettre en évidence des vides institutionnels autant qu’à médiatiser certains enjeux. Le Tribunal Permanent des Peuples (TPP)3 ou le Tribunal Monsanto4 peuvent illustrer cette seconde stratégie. Si ces tribunaux ont pour intérêt de réunir un nombre important de témoignages qui peuvent appuyer une argumentation, et d’avoir un certain retentissement médiatique, ils présentent toutefois certaines limites, comme l’absence du principe du contradictoire, qui rend fragile le verdict rendu. Leur but affiché pourrait être de rendre une argumentation étayée plutôt qu’un verdict. Une troisième réaction consiste à utiliser une loi contre une autre. Cédric Herrou agit dans ce sens lorsqu’il aide les personnes réfugiées à traverser les Alpes et qu’il organise leur accuei5l5,confrontant le principe de fraternité à la loi visant à réprimer l’aide au séjour et à la circulation d’étrangers et d’étrangères en situation irrégulière. Enfin, plus récemment, une quatrième réaction s’est fait jour. Ses tenants et tenantes cherchent à utiliser la justice de manière politiquement engagée en s’inscrivant au sein du système juridique tel qu’il existe. Marie-Angèle Hermitte décrit ainsi qu’il est possible de se « saisir juridiquement » d’objets nouveaux sous un angle académique, tandis qu’ils sont considérés par d’autres sous un angle militant. Elle raconte avoir émis, il y a des années, la proposition de considérer la diversité biologique comme un sujet et non comme un objet de droit, et provoqué l’hilarité générale. Or, on constate aujourd’hui qu’un nombre croissant d’éléments « naturels » tend à se voir accorder une personnalité juridique dans certains ordres juridiques (Nouvelle-Zélande, Argentine, Colombie). Cela nourrit des mobilisations poursuivant des objectifs assez différents. Dans le cas des Maoris, la reconnaissance de la personnalité juridique de la rivière est un moyen poursuivant une fin environnementale classique et un moyen politique de rééquilibrer les droits politiques entre les Maoris et les autres composantes de la société néozélandaise. Dans d’autres cas, il s’agit de promouvoir la reconnaissance des droits des animaux ou simplement de renforcer l’efficacité d’un droit de l’environnement, par ailleurs classique (protection des forêts que l’on obtient en Europe sans reconnaissance de la personnalité juridique des arbres ou des forêts). Plus récemment, en France, la Convention Citoyenne sur le Climat (CCC) a suggéré de soumettre au referendum le principe « d’écocide » dans la loi.

De plus, des décisions juridiques notables, donnant raison à des militants, à des citoyennes ou aux arguments écologiques laissent penser qu’il est possible de « gagner » sur un terrain juridique, ou du moins d’y faire progresser les mobilisations. On peut penser à la reconnaissance récente de la limitation du principe de libre-entreprise au nom de la « protection de l’environnement »6, ou à la relaxe des décrocheurs et décrocheuses de portraits du président de la République, prononcée en 2019 par le tribunal de Lyon au nom de l’état de nécessité constitué par l’urgence de la délibération en matière climatique ; pour le tribunal, cette action qui n’impliquait qu’un vol symbolique devait être interprétée comme le substitut nécessaire d’un dialogue que le juge estime « impraticable entre le président de la République et le peuple », justifiant la relaxe, et consacrant un « devoir de vigilance critique », motivation très révolutionnaire en droit. Le parquet avait donc fait appel et obtenu finalement la condamnation le 14 janvier 2020 par la Cour d’appel de Lyon, à l’image d’autres procès concernant des décrochages de portraits. On peut noter aussi la condamnation des dirigeants et dirigeantes d’Orange lors du « procès France Telecom », même si un appel est en cours. Notons qu’il est relativement fréquent qu’en première instance une décision atypique soit rendue, généralement censurée en appel et, si la Cour d’appel suit, censurée en cassation : ce fut toujours le cas pour les faucheurs d’OGM.

La connaissance du fonctionnement des tribunaux et des procédures est par ailleurs inégale. Tandis que certains individus ne mesurent pas nécessairement les risques juridiques auxquels une action les expose, d’autres – comme les faucheurs d’OGM – sont pleinement conscients des conséquences possibles de leurs actes. Marie-Angèle Hermitte explique à ce titre qu’elle fournissait aux faucheurs un « vade mecum » juridique, à l’image du « guide du manifestant arrêté » du Syndicat de la Magistrature ou des conseils fournis par Extinction Rebellion à ses membres. Certaines organisations peu familières des tribunaux craignent toutefois de s’engager dans des procédures collectives, ou d’être prises dans la tourmente des procès-bâillons7; pour cela, la généralisation de vade mecum pour les procédures menées ou subies constituerait probablement un apport précieux.

Par ailleurs, les procédures juridiques sont intimement liées à l’expertise. Elle guide le processus législatif, et se trouve mobilisée lors de décisions judiciaires, qu’elles soient jurisprudentielles ou non. Préciser les liens qu’entretiennent droit et expertise aiderait à identifier des techniques et des stratégies utilisables pour différentes causes. Pour Claire Nouvian, fondatrice de Bloom8, toute action juridique s’appuie dans un premier temps sur un solide travail scientifique, qui prend par exemple la forme d’une revue de littérature et d’une production de données. Dans un second temps, une fois l’action juridique préparée, sa médiatisation est cruciale. La mise en place d’une stratégie regroupant ces différents éléments fait l’objet d’un travail de longue haleine, que Claire Nouvian juge déterminant dans la réussite d’une campagne. L’action de Bloom fait ainsi un écho particulier à l’objet du travail que nous proposons sur la judiciarisation des mobilisations, dans le cadre duquel nous tentons de recenser les stratégies efficaces et d’identifier les écueils guettant militantes et militants. Pour cela, diverses questions appellent à être traitées. Quelle oreille le juge prête-t-il à l’expert ou à l’experte venu témoigner ? Quelles instances juridiques sont les plus propices pour faire avancer les mobilisations ? Comment rendre compte de la dimension politique du droit ? Quels sont les processus législatifs clefs, à attaquer ou à comprendre ?

Le droit interroge en effet la représentativité, dans la mesure où il se fait au cœur des instances démocratiques. Par exemple, l’insinuation du principe d’innovation dans la législation européenne, taillé par des lobbyistes et destiné à supplanter le principe de précaution, questionne la fabrique du droit et montre la légèreté de sa supposée objectivité. Il est en effet toujours adossé à un système et à des rapports de force politiques ; on parle de droit féodal, de droit révolutionnaire ou encore de droit libéral. A l’échelle individuelle, les juristes profitent parfois de cette prétendue objectivité pour exprimer un avis politique sous couvert juridique : Danièle Lochak explique par exemple qu’au sujet du mariage pour tous, les pétitions et contre-pétitions écrites par des juristes se sont succédées, sans que les auteurs et autrices ne précisent clairement s’ils et elles s’exprimaient en tant que juristes.

Qu’y a-t-il à gagner ou à perdre sur le terrain juridique ? S’il y a gagner, comment gagner ? Avec quels acteurs et quelles actrices? S’il y a à perdre, qu’est-ce qui peut être perdu ? De quelle manière ? En quoi un procès perdu peut en fait constituer une victoire ?

Comment constituer des coalitions qui agrègent des personnes appartenant à la sphère militante et des juristes ? Quels rapports de pouvoir ? Quel financement ?

Les « règles du jeu » que fonde le droit ne sont pas sans poser question : faut-il les accepter ? Agir dans le cadre des institutions qui le portent ? En dehors ? Qu’est-ce que cela implique d’accepter la lutte sur terrain juridique ? Faut-il tenter de faire évoluer ces règles ?

Différents cas, qu’ils portent sur le climat (Affaire du siècle), les OGM, le nucléaire (procès-bâillons après les actions de Greenpeace), les réfugiés et réfugiées, ou les pesticides (Tribunal Monsanto, procès fictif contre Monsanto-Bayer), sont autant d’exemples à partir desquels réfléchir collectivement au rôle que joue les recours aux tribunaux dans les mobilisations.

Personnes interrogées :

  • Arnaud Apoteker
  • Camille Besombes
  • Catherine Bourgain
  • Claude Calame
  • Francis Chateauraynaud
  • Yves Cochet
  • Thomas Coutrot
  • Marc Delepouve
  • Marine Denis
  • Benjamin Dessus
  • Cyril Fiorini
  • Fleur Gorre
  • Marie-Angèle Hermitte
  • Guy Kastler
  • Bernard Laponche
  • Hervé Le Crosnier
  • Corine Lepage
  • Jean-Marc- Levy-Leblond
  • Danièle Lochak
  • Claire Nouvian
  • Valentin Prelat
  • Juliette Renaud
  • Antoine Soulas
  • Benjamin Sourice
  • Isabelle Stengers
  • Jacques Testart
  1. https://decrochons-macron.fr/
  2. Edwin H. Sutherland, “The Problem of White Collar Crime”, White Collar Crime. The Uncut Version, préface de Gilbert Reis et Colin Goff, New Haven & London, Yale University Press, 1985 [1983]
  3. https://intercoll.net/Tribunal-Permanent-des-Peuples
  4. https://fr.monsantotribunal.org/
  5. https://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2017/08/08/poursuivi-pour-aide-a-l-immigration-clandestine-cedric-herrou-attend-son-jugement-en-appel_5169880_1654200.html
  6. dans une affaire concernant l’export de pesticides non autorisés en Europe
  7. Par exemple, Bolloré contre Sherpa (https://www.liberation.fr/france/2018/01/24/face-aux-poursuites-baillons-de-bollore-nous-ne-nous-tairons-pas_1624872)
  8. http://www.bloomassociation.org/