Le parcours de Jacques Testart, son intérêt pour la science ainsi que ses positionnements militants l’ont amené à de nombreuses reprises à questionner le rôle des sciences dans la société et son articulation avec la démocratie. Il était donc, pour nous, capital de recueillir son témoignage pour nourrir les réflexions entamées avec le groupe « Sciences–Société-Démocratie » sur le lien entre la recherche et l’expertise et les mouvements sociaux.

Co-fondateur de l’association Sciences Citoyennes et animé depuis de nombreuses années par la volonté de construire un cadre démocratique autour des enjeux posés par les développements scientifiques et technologiques, Jacques Testart a naturellement accepté de revenir avec nous sur son parcours et de nous faire part de son analyse concernant les enjeux démocratiques actuels.

Du scientiste convaincu au critique de science

En revenant sur le début de son parcours Mr. Testart nous explique que, en grand passionné de sciences, il a longtemps placé de grands espoirs dans les progrès de la science et des technologies pour élucider les grands problèmes auxquels font face nos sociétés. Ses différentes expériences au sein de grands laboratoires de recherche français l’ont progressivement confronté à des absurdités et des déceptions qui l’ont finalement amené à adopter une posture plus critique.

« Je viens de loin parce que, comme la plupart des chercheurs, j’étais un scientiste indiscutable. Donc je ne croyais pas du tout que les citoyens aient à se mêler de la science, c’était l’affaire des savants. »

La carrière scientifique de Jacques Testart commence dans les années 60, à l’INRA (Institut National de Recherche Agronomique, aujourd’hui Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, INRAE) au sein d’un programme de recherche européen qui travaillait sur les moyens d’augmenter la production de lait chez les bovins. Pour cela, il lui fallait trouver un moyen de multiplier les meilleures vaches laitières afin d’augmenter les rendements des exploitations agricoles. C’est dans ce cadre qu’il imagine le principe des mères porteuses, pour faire porter à des génisses “classiques” des embryons venus de haute productivité laitière. En 1972, il obtient les premiers veaux issus de cette technique. Mais au même moment, il s’aperçoit que l’Europe fait face à des excédents laitiers et se voit contrainte de diminuer la production. Il se rend alors compte d’une déconnexion absurde entre les enjeux de la programmation de la recherche et les besoins quotidiens des citoyens.

« Comme à l’occasion de ces travaux-là, j’étais allé dans des élevages pour faire des récoltes et transferts d’embryons, j’ai connu d’une part les industriels de l’élevage et les grosses coopératives mais j’ai aussi connu des paysans. Je n’en avais encore jamais rencontré. Et je me suis aperçu que c’était dégueulasse, parce que cette technique là, finalement si elle avait prospéré, elle aurait provoqué la ruine d’encore plus de petits paysans qui n’auraient pas pu couvrir les coûts. »

En rencontrant différents acteurs et en sortant de son laboratoire, le chercheur a pu prendre la mesure de ce que peuvent produire les innovations techniques et scientifiques. Ce bel exemple de l’influence mutuelle des sciences et de la politique l’a poussé à se distancier de cette technoscience[1] qu’il qualifie volontiers d’industrie. Abandonnant alors la recherche agronomique, il se tourne progressivement vers la médecine pour mettre l’expertise qu’il a accumulé au profit d’un objectif plus « noble » : aider les couples stériles à avoir des enfants. C’est donc ainsi qu’il commence à travailler sur la procréation humaine, dans un laboratoire à l’hôpital de l’assistance publique de Clamart. C’est à ce moment qu’il permet le développement des techniques de fécondation in vitro, qui donneront naissance, en 1982, à Amandine, le premier bébé éprouvette français.

À partir de là, la société est animée par de vifs débats éthiques autour de l’utilisation de ces techniques. Si l’innovation est salutaire pour des couples qui ne peuvent pas avoir d’enfants, elle pose de nombreuses questions sur les dérives de congélation ou de sélection de l’embryon qu’elles peuvent entraîner. Plus globalement, ces technologies questionnent la notion de “progrès” et la fixation de limites à la technologie dans son projet de repousser les contraintes physiques imposées à l’humanité.

« En quittant l’INRA, je me disais « là c’est pas pareil, c’est forcément bien, parce que c’est pour aider les gens, c’est pour…». J’étais encore un peu naïf. J’étais vacciné contre la technoscience, mais je ne voyais pas que la médecine ressortait exactement la même chose. »

C’est autour de ces questionnements sur la procréation humaine et les éventuelles dérives eugénistes, dont les technologies d’aide à la procréation ouvrent les portes, que Jacques Testart publie en 1986 son ouvrage « L’œuf transparent ».

Il nous confie ne pas regretter d’avoir contribué au développement de ces techniques et d’avoir aidé des couples stériles à avoir des bébés, mais qu’il se refuse à aller plus loin et de participer à un projet qui pourrait consister en une « amélioration de l’espèce ». Ces prises de position sur le sujet et sa ferme opposition aux directions prises par les médecins lui ont valu d’être mis à la porte de son laboratoire hospitalier en 1990.

« Tout cela m’a amené à être assez vigilant sur la programmation de la recherche, sur l’intérêt pour la société de ce que l’on fait. Sans cracher totalement dans la soupe, je veux dire, je ne suis pas comme Pièces et Main d’œuvre[2] qui dit, en gros, qu’il faut fermer tous les labos, je ne crois pas. Mais je pense qu’il appartient à une entité extérieure à la recherche et à l’industrie de faire des choix. »

Et cette entité, selon lui, c’est la collectivité, ce sont les citoyens. Parce que malgré la relative méconnaissance de ce qui se déroule au sein des laboratoires, les citoyens sont concernés par ce qui en sort. Il leur appartient donc de s’exprimer et de décider collectivement comment la société doit appréhender la recherche scientifique et les développements technologiques.

Vers une mise en démocratie des sciences 

Convaincu que les citoyens ont un rôle à jouer dans la science, Jacques Testart participe, avec entre autres André Cicolella, un chimiste lanceur d’alerte qui a mis en garde contre les effets sanitaires des éthers de glycol[3] ainsi que l’historien des sciences Christophe Bonneuil, à la création de l’association Sciences Citoyennes.

 

Cette prise de distance avec les laboratoires a permis à notre chercheur de rencontrer différentes personnes venant de domaines très variés, tels que des sociologues, des juristes, des philosophes ou des psychanalystes, qui lui ont permis de développer son esprit critique sur la science et la démocratie.

« Effectivement ça m’a donné plus de tonus pour résister et aussi plus d’armes. Parce qu’en discutant avec ces gens là, qui étaient des gens des sciences humaines, j’étais avec des gens dont le métier était de s’interroger. J’étais avec eux et ça m’a poussé un peu dans mes retranchements, ça m’a fait comprendre des choses, donc ça m’a beaucoup aidé je crois. »

A peu près au même moment, Jacques Testart a été nommé président de la Commission Française du Développement Durable (CFDD), où il a cherché à travailler sur cette complémentarité des disciplines et sur l’intégration des citoyens, pour répondre aux questionnements scientifiques et techniques. Cette expérience a laissé des traces chez notre critique des sciences, puisque c’est dans ce cadre qu’il découvre la procédure des conférences de citoyens. En 2002, il travaille sur l’organisation de l’une des premières conférences de citoyens en France portant sur le thème « Citoyenneté et Climat », dont Benjamin Dessus nous a déjà un peu entretenu lors de notre précédent entretien. Il se dit bluffé par la manière dont se dispositif permet aux citoyens de se former et de formuler des recommandations pertinentes sur des sujets complexes.

« Je les ai vus taquiner des experts en séance public, c’est assez extraordinaire. Pas tellement parce qu’ils embêtent celui-la mais parce qu’ils se disent : je suis pas si con que ça, finalement je suis capable. Ensemble, ils arrivent à produire vraiment de l’intelligence collective et à générer autre chose : de l’empathie. »

Il cherche alors à en organiser de nouvelles, plus ambitieuses. Il propose alors une grande conférence de citoyens de plusieurs pays sur le thème des aides à l’agriculture… Face à un refus gouvernemental d’expérimenter une telle procédure, l’équipe se sent véritablement censurée et démissionne avec fracas, en dénonçant par la même l’hypocrisie d’un « développement durable » fortement ancré dans le paradigme de la croissance et de la compétitivité[4]

« On nous a mis dans un placard. Nous avons démissionné avec éclat en faisant une conférence de presse en disant ce qu’on avait fait, ce que l’on voulait faire, ce à quoi on s’était opposés. »

De cette expérience, Jacques Testart en a surtout gardé des liens avec différents chercheurs, juristes et philosophes et l’idée d’expérimenter plus en profondeur le potentiel des conférences de citoyens.

« Il en y a eu des centaines, si ce n’est des milliers dans le monde, sous des appellations différentes de jurys citoyens… mais ce n’était jamais le même protocole, donc c’était un peu embêtant. On s’est dit qu’il faudrait inventer quelque chose qui puisse être une procédure, qu’on pourrait mettre dans la loi et qui soit reproductible, fiable et fidèle. »

C’est sur ce constat qu’il travaille avec Marie-Angèle Hermitte (juriste du vivant), Michel Callon (sociologue des sciences) et Dominique Rousseau (constitutionnaliste) sous l’égide de Sciences Citoyennes sur la formalisation d’un protocole strict et rationnel, intitulé « convention de citoyens » basé sur les points démontrés nécessaires des différentes conférences de citoyens et dispositifs analogues. Ce protocole a fait l’objet, en 2007, d’une proposition de loi par l’association afin de l’institutionnaliser. [5] Depuis, Sciences Citoyennes a travaillé avec Démocratie Ouverte à la rédaction d’un projet Pour des Conventions citoyennes.

« Il n’a jamais été repris par personne. Il n’y a qu’un politique qui s’y est intéressé, c’est Yves Cochet mais il ne faisait vraiment pas le poids à l’Assemblée nationale pour faire en sorte qu’on puisse discuter de ce projet de loi. Donc il n’a jamais été discuté. »

En revenant sur ce caractère bluffant des conférences de citoyens, Jacques Testart nous explique comment via cette procédure, il entrevoit de nouveaux espaces de délibération politique pour intégrer les citoyens à des débats sur des sujets aussi complexes que variés. En organisant le débat via l’intervention de sources contradictoires, les citoyens tirés au sort, qui n’ont aucun intérêt personnel quant à l’issue de la controverse peuvent exprimer un point de vue des plus démocratiques. L’enjeu est de taille ; les technosciences façonnent notre quotidien, de manière toujours plus rapide, et leur contrôle est abandonné aux forces du marché. Formaliser et institutionnaliser une procédure stricte, donnant un véritable pouvoir délibératif aux citoyens sur ces questions lui apparaît alors comme une des pistes les plus prometteuses.

Pour illustrer cela, il revient sur la procédure qui a accompagné la controverse de Cigéo sur la gestion des déchets radioactifs par l’ANDRA qu’il juge particulièrement intéressante :

« À la conclusion de Cigéo, les citoyens ont dit ‘les experts ne sont pas compétents pour nous dire s’il y a des risques ou non avec l’enfouissement des déchets radioactifs et donc nous, on ne peut pas conclure. On vous demande de faire des recherches et puis on reviendra, si vous nous invitez, pour essayer d’émettre un avis le jour où vous aurez des réponses à nos questions’. Je trouve que c’est assez exemplaire. Ça veut dire qu’ils mettaient en cause la science dans sa capacité à répondre à tout, et ils disaient, pour le moment, le mieux c’est de ne rien faire, parce que ce que vous allez faire, vous ne savez pas où ça mène. »

Les procédures en débat

Malgré ce potentiel des plus prometteurs, la proposition de Sciences Citoyennes de convention de citoyens avance peu, comme Jacques nous l’a indiqué plus tôt. L’un des principaux freins pourrait être, selon lui, la position les associations elles-mêmes qui craindraient de se faire déposséder de leur expertise.

« Il y a des freins carrément, il n’y a pas des oppositions mais des réticences, en ce sens que j’ai entendu des militants d’associations dire ‘mais pourquoi tu vas former des gens sur un problème, par exemple sur le nucléaire, sur les OGM, sur etc… Tu les choisis, ils ne connaissent rien, alors que si tu nous demandais, nous on sait’. Et ça, c’est très révélateur de comment chaque association s’imagine qu’elle est comptable de l’avenir du monde, qu’elle a la vérité sur l’avenir du monde. »

Il insiste pourtant sur le fait que les associations ont complètement leur rôle à jouer dans le processus qui accompagne les conventions de citoyens. En effet, elles peuvent figurer parmi le comité de pilotage de la démarche, composé d’acteurs aux visions contradictoires sur le sujet, et en charge d’élaborer le programme de formation des citoyens. Des experts associatifs peuvent aussi contribuer à la formation des citoyens.

L’autre frein majeur identifié par notre interlocuteur est la manière d’institutionnaliser une procédure formelle pour encadrer les conventions de citoyens. De nombreux acteurs ont proposé des procédures analogues et le débat est assez dur à instaurer.

Le sujet est d’une vive actualité puisque qu’Emmanuel Macron à annoncé fin avril lors de son discours de clôture du Grand Débat National, la perspective de mise en place d’une « convention citoyenne » de 150 personnes tirées au sort afin de proposer des actions pour la transition écologique. Jacques Testart et Sciences Citoyennes restent très vigilants quant à la procédure qui va encadrer ce dispositif, qui pourrait très bien constituer un nouvel « ersatz de consultation démocratique ».

En réaction à ces propos, Jacques Testart et des membres de Sciences Citoyennes viennent de rédiger une lettre ouverte au président Macron pour l’interpeller sur ces questions.

Capture d’écran issue du site Mediapart, consulté le 5 juin 2019.

 

Propos recueillis le 12 avril 2019 par Glauber Sezerino et
Thomas Germain pour le processus SSD

 

Références

  1. Sur ce sujet voir : http://jacques.testart.free.fr/index.php?post/texte744 ↩︎
  2. Pièce et Main d’œuvre est un groupe grenoblois engagé dans une critique radicale de la recherche scientifique, du complexe militaro-industriel, du fichage, de l’industrie nucléaire, des biotechnologies et des nanotechnologies. Voir leur site internet : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/ ↩︎
  3. André Cicolella est un chimiste, toxicologue et chercheur français en santé environnementale, spécialiste de l’évaluation des risques sanitaires. Président du Réseau Environnement Santé, il est l’un des principaux lanceurs d’alerte sur les effets des pertubateurs endocrinien sur la santé humaine. ↩︎
  4. Voir : http://libertaire.pagesperso-orange.fr/textes/testart.html ↩︎
  5. Le projet de loi est disponible sur le site de l’association : https://sciencescitoyennes.org/projet-de-loi-concernant-les-conventions-de-citoyens/  ↩︎