Engagée au quotidien, Camille Besombes a débuté une thèse en épidémiologie à l’automne 2019. Après un cursus classique en médecine, les enjeux sociaux et politiques soulevés par les maladies infectieuses et tropicales donnent une orientation nouvelle à son parcours. Elle suit alors un master en santé publique-épidémiologie, part travailler dans plusieurs pays étrangers et rejoint l’association Sciences Citoyennes. Ces engagements lui permettent d’harmoniser la « dissonance » qu’elle constatait entre ses activités militantes et scientifiques.

Partant de problématiques éthiques et politiques liées à des cas comme l’introduction de moustiques génétiquement modifiés pour lutter contre le paludisme (malaria) ou l’obligation vaccinale, Camille décrit des clivages entre sciences et sociétés et introduit des pistes de solutions.

Une dissonance entre engagements militants et formation scolaire résolue par des choix d’objets d’étude politisés

Après un cursus « classique » en médecine, Camille Besombes se destine à la médecine et l’infectiologie et à l’humanitaire. Malgré quelques réserves éthiques, elle part travailler pour Médecins Sans Frontières (MSF) avec l’idée de faire tout de même l’expérience du travail dans les pays « en développement ». À son retour, elle s’engage dans un master de santé publique en épidémiologie à l’Institut Pasteur, dans l’optique de poursuivre dans la recherche. Elle travaille sur différentes maladies infectieuses émergentes, en Afrique centrale ou au Brésil.

Engagée un temps pour Attac ou EELV, elle explique qu’il n’a pas toujours été évident de concilier son activité scientifique avec ses engagements. Par exemple, elle a pu être amenée à fréquenter des personnes opposées aux vaccins ou aux institutions dans des collectifs militants, tout en travaillant sur l’efficacité de certains vaccins (utilité du vaccin contre la variole sur la variole du singe) pour l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Au cours de son master, elle réalise un travail sur l’obligation vaccinale, et découvre à cette occasion l’association Sciences Citoyennes.

« J’ai fait un travail sur la question de l’obligation vaccinale à l’épreuve de l’éthique biomédicale et l’éthique de santé publique. C’est-à-dire, quelles problématiques éthiques cela pose ? Et du coup, c’est comme ça qu’il [Kevin Jean] m’a proposé  de participer à l’association Sciences Citoyennes. Et je suis intervenue dans un débat le soir là-dessus. Et j’avoue que quand j’ai découvert le travail fait par l’asso, je me suis dit c’est parfait, parce que, justement, je trouve enfin une asso scientifique, avec des chercheurs chercheuses, et qui essaie de faire le lien avec la société, et qui ont d’autres idées que celles véhiculées par la science majoritaire et dominante en ce moment. Donc ça regroupait un peu mes deux côtés ».

Ce travail sur l’obligation vaccinale contient en germe ses questionnements sur la science et les enjeux politiques qu’elle soulève, comme la difficulté du dialogue – voire le clivage – entre scientifiques et citoyen.ne.s ou l’orientation des thèmes de recherche.

« Le rapport sciences-sociétés, ce n’est pas une histoire limitée aux vaccins, c’est un clivage plus large des façons de voir le monde et des rapports à la science, et au pouvoir qu’a l’État, qu’exerce l’État. C’est revenir sur le fait que éthiquement l’obligation vaccinale c’est quand même quelque chose qui questionne énormément. Pas seulement sur “qu’est-ce qu’on peut imposer au niveau de la santé publique ?” ce qui a déjà été beaucoup réfléchi, avec la notion de bio-pouvoir, biopolitique notamment par Foucault[1]. Mais c’est en conflit total avec la démocratie et ses valeurs, d’autonomie, de consentement, de libertés individuelles. »

Moustiques génétiquements modifiés : un clivage sciences-sociétés

Au sein de l’association Sciences Citoyennes, Camille Besombes s’intéresse aux questions soulevées par la manipulation du vivant en général. La critique du projet Target Malaria, destiné à lutter contre le paludisme en Afrique par l’introduction de moustiques génétiquement modifiés, lie par exemple sa pratique de chercheuse et son activité associative, de la même manière que l’obligation vaccinale : on observe dans les deux cas un court-circuitage scientifique des processus démocratiques, plus ou moins explicite.

Camille revient à ce titre plus en détails sur le projet Target Malaria qui cherche à « ‘éradiquer’ le paludisme notamment au Burkina Faso (et 3 autres pays) en tentant d’éliminer, au moyen de modifications génétiques, les moustiques qui le portent ». La technique utilisée, un forçage génétique partiel, cherche à modifier la transmission d’un caractère donné lors de la reproduction[2]. Par exemple, les moustiques sont génétiquement modifiés avec un gène de stérilité puis relâchés, l’objectif étant, in fine, d’amener l’espèce à « s’éteindre d’elle-même ». Les hautes technologies que ce procédé réclame en font un moyen de lutte contre le paludisme très onéreux, qui tend de plus à se substituer à d’autres techniques avec un Coût d’opportunité par rapport aux autres approches de santé, pour des gouvernements africains au budget en santé très limité par les politiques de restriction budgétaire.

« C’est-à-dire qu’on éradique le moustique en espérant éradiquer le paludisme de certaines régions. L’éradication est un concept étonnant parce renvoyant à la toute puissance de la médecine, la toute puissance de la science, l’hégémonie de l’humain sur le reste du monde, l’humain prométhéen. »

Cette forme d’arrogance de la science peut s’expliquer par son hyper-spécialisation, selon Camille. Le ou la biologiste qui travaille sur les moustiques génétiquement modifiés « est à fond dans son truc », « persuadé.e du bien-fondé de ce qu’il.elle fait », en tendant à ignorer les implications d’une technologie, et à considérer qu’il n’existe qu’une « seule bonne solution », ce qui peut aisément mener à évacuer les questions démocratiques ou éthiques. Et cela alors même que la technologie n’est pas encore pleinement maîtrisée, comme c’est le cas pour le forçage génétique.

 

Source : La Demeure Chaos, Opus IX

 

Par ailleurs, Camille considère que les temporalités respectives de la démocratie et des sciences ne coïncident pas, alimentant de fait leur dissonance : alors que la première cherche, à court-terme, des solutions à des problèmes qui se posent concrètement, ce n’est pas la vocation des secondes, qui ne cherchent pas nécessairement toujours sur la base d’une problèmatique, mais partent aussi d’un désir plus large de compréhension du monde.

À ces deux aspects s’ajoute celui de la marchandisation de la science et de la recherche, qui tend à creuser le fossé entre sciences et citoyen.ne.s. Camille explique en effet que le projet Target Malaria est financé en grande partie par la fondation Bill et Melinda Gates, qui finance aussi la recherche publique au Burkina Faso depuis une quinzaine d’années. Les chercheur.se.s restent ainsi statutairement fonctionnaires, et de la même manière qu’au sujet des vaccins, cela peut conduire à penser que la science sert des intérêts financiers plutôt que le bien commun. Camille pointe en ce sens la dépendance financière qu’instaure le projet Target Malaria à l’égard de la technologie et donc ici à la fondation Gates, dans la mesure où le type de modification génétique aujourd’hui pratiqué au Burkina Faso nécessite des lâchers répétés de moustiques pour maintenir les effets escomptés.

Elle explique, de plus, que la technologie du forçage génétique est née dans un laboratoire universitaire, à Oxford, avant que la technologie soit transférée vers une firme privée en devenant un produit lucratif[3]. Une marchandisation de la science que l’on retrouve par ailleurs dès sa programmation : le financement de la recherche publique étant de plus en plus conditionné au fait qu’elle débouche sur un produit commercialisable et valorisable. Pour Camille, ces intérêts financiers participent grandement de la défiance des citoyen.ne.s vis-à-vis des sciences.

« Le ministère de la recherche [du Burkina Faso] est financé lui aussi depuis 15 ans par la fondation Gates, ce n’est pas sans lien avec le fait que c’est dans ce pays qu’ils débutent ces recherches/expérimentations. Bref, c’est un scandale […]. Ensuite, ce qui est intéressant c’est aussi la composante strictement scientifique : car le gene drive, ou forçage génétique est une technologie d’actualité mais pas du tout maîtrisée, pas encore au point, dont les effets n’ont jamais été testé mais qu’on teste directement à grande échelle dans les écosystèmes réels. »

Que faire de ce clivage sciences-société et des mécanismes qui le produisent ?

Aux yeux de Camille, les protagonistes de ce clivage y réagissent de manières discordantes, un indice selon elle de la « rupture » entre sciences et société. Les militant.e.s et citoyen.ne.s tentent de le politiser en informant la population et en organisant des mobilisations, quand les pouvoirs publics et les entreprises privées l’ignorent, ou essayent de le résorber, au moyen par exemple de l’acceptabilité sociale.

La mobilisation contre le projet Target Malaria est un exemple de tentative de politisation d’une question technologique : l’information est massivement diffusée par des collectifs locaux, et les militant.e.s tentent d’organiser des débats et plus généralement une action collective alliant chercheur.se.s et citoyen.ne.s. À cette action s’oppose la stratégie des porteur.se.s du projet, qui tentent d’évacuer la charge symbolique de la modification génétique.

Afin de ne pas raviver le rejet de toute forme de modifications génétiques au Burkina Faso, héritée d’une tentative catastrophique d’introduction de coton OGM il y a quelques décennies/années[4], les membres de Target Malaria ont évité de présenter explicitement comme une technologie génétique. Sans succès, puisque la société civile s’est vivement mobilisée contre le projet. Il est évoqué quotidiennement à la radio et à la télévision, tandis qu’il fait l’objet de manifestations de rue. Camille souligne que la mobilisation a peu d’échos en France, alors que la lutte anti-OGM y a été largement médiatisée et partagée par les citoyen.ne.s. Elle décrit également le rôle d’Ali Tapsoba, engagé de longue date contre les OGM dans son pays. Il cherche à la fois à se mettre en lien avec le militantisme institutionnel, inf’OGM ou la branche sud africaine de l’ONG ETC Group, et à trouver des relais dans la société civile en effectuant un travail de vulgarisation auprès de la population afin de créer un réseau militant.e.s-chercheur.se.s.

Interview avec Ali Tapsoba, militant anti-OGM au Burkina Faso

C’est une multiplication des canaux d’information sur la question, conjuguée à la tentative de structurer une opposition composée de chercheur.se.s et de militant.e.s que le mouvement anti-moustiques OGM oppose à la stratégie de Target Malaria. Pourtant, les tenants des moustiques OGM ont jusque là obtenu gain de cause – un premier lâcher de moustiques[5] a été effectué en juillet 2019 – en s’abritant derrière les autorisations légales obtenues, mais également derrière un processus de conférence de citoyens dévoyé, organisé non par l’État mais par Target Malaria eux-mêmes.

Au-delà du Burkina Faso, Camille Besombes revient sur une autre approche des controverses socio-techniques : l’acceptabilité sociale, qu’elle considère être une forme de fabrique du consentement[6]. Des sciences sociales, comme la sociologie ou l’anthropologie, peuvent alors contribuer à « préparer le terrain » pour une technologie controversée.

« Des thèses en sociologie [ayant comme sujet] “l’acceptabilité de telle technique de moustique génétiquement modifié, à la Réunion” par exemple. Le mot clé c’est “acceptabilité”, donc ça signifie préparer un contexte socio-culturel favorable pour une technologie. C’est-à-dire que, par exemple, les porteurs de projet savent que ce n’est pas tout de suite qu’ils vont mettre en place cette technique à la Réunion, mais plutôt dans les 10 prochaines années. »

Le ou la sociologue « embedded » (que l’on pourrait traduire par embarqué ou intégré) se trouve souvent jouer le rôle de caution, et son travail peut servir, malgré les précautions et indépendamment de sa volonté, à identifier et à surmonter les « points de blocage » qui pourraient faire obstacle à la mise en place d’une technologie. Camille souligne le risque : réalisé quelques années avant un processus participatif, il pourrait fausser celui-ci. Sur l’île de la Réunion, susceptible d’être concernée par les moustiques OGM dans quelques années, ce sont ainsi les maires des communes qui ont été convoqué.e.s pour une présentation de ce type de technologie. La dimension politique de la technologie est ici pleinement considérée par ses tenants, qui tentent même de peser sur la procédure démocratique, très en avance.

À l’inverse, dans le cadre de la vaccination, Camille souligne que cette dimension politique est précisément occultée, le « débat sur la vaccination » tendant à s’orienter sur le bien-fondé sanitaire de vaccins, et non pas sur la question éthique que pose l’obligation vaccinale. Le positionnement d’un débat technologique sur un plan scientifique est un écueil difficile à éviter selon Camille. Elle revient par exemple sur une soirée organisée par Sciences Citoyennes sur la vaccination, au cours de laquelle les opposant.e.s à la vaccination, qui auraient peut-être intérêt à porter l’estocade sur le plan politique, emmenaient eux.elles-mêmes le débat sur un plan scientifique ; un indice de plus du clivage sciences-sociétés et de la difficulté à l’aborder. Et cela autant pour les citoyen.ne.s, figuré.e.s ici par les opposant.e.s à la vaccination, que pour les scientifiques, pour lesquel.le.s la question ne se pose même pas. Camille explique que le dialogue entre scientifiques et non-scientifiques est difficile, et notamment pour elle, en raison de son statut de chercheuse soucieuse de la participation citoyenne dans les sciences. Lors de la discussion, elle explique que les citoyen.ne.s ont pu tenir des propos non scientifiquement rigoureux, mettant potentiellement en cause la crédibilité du mouvement. Nécessitant, selon elle, que les citoyen-ne-s se positionnent plutôt sur le plan politique, éthique, démocratique en répondant collectivement à « pour la suite, qu’est ce que l’on veut ? »

Propos recueillis et synthétisés par Simon Grudet
et Thomas Germain pour le processus SSD

 

Ressources

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2016/01/25/le-moustique-ogm-contre-le-paludisme_4853263_1650684.html
https://www.nature.com/articles/s41598-019-49660-6

Notes

  1. ref ↩︎
  2. infos complémentaires sur le forcage gen ↩︎
  3. notamment repris par la startuo oxitec : https://www.oxitec.com/ ↩︎
  4. https://www.jeuneafrique.com/504875/societe/coton-ogm-au-burkina-retour-sur-une-experience-ratee-monsanto/ ↩︎
  5. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/07/04/au-burkina-un-premier-lacher-de-moustiques-genetiquement-modifies-cree-la-polemique_5485432_3212.html ↩︎
  6. Voir à ce titre Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, La Découverte, 2007, 141 p.