Organismes tansgéniques, clones, aide à la procréation,… Les évolutions de la recherche font chaque jour surgir de nouveaux objets qui ouvrent les portes à de potentiels risques et à différentes controverses. Comment nos sociétés doivent-elles recevoir ou refuser ces objets émergents et comment peuvent-elles les encadrer ?

Difficile de borner l’étendue des contributions de Marie-Angèle Hermitte tant les champs d’études que recouvrent ces problématiques sont larges. Depuis plus de 40 ans, elle travaille, aux frontières du droit et des sciences, à cerner les mécanismes et enjeux que dessinent ces développements.

Juriste et docteur en droit, directrice de recherche au CNRS et directrice d’études à l’EHESS, elle figure parmi les pionnières du droit du vivant et du droit de l’environnement. Parmi les premières juristes françaises à s’être saisie du principe de précaution, elle connaît bien les problématiques que les développements scientifiques et technologiques adressent à nos sociétés. Elle a accepté de revenir avec nous sur ses travaux, sur sa vision du triptyque « Sciences-Sociétés-Démocratie » et sur sa conception de la posture du chercheur face à ces problématiques.

 

 

Sciences, décisions et valeurs

Lorsque nous l’avons contactée pour échanger sur sa perception des dynamiques de croisements entre chercheurs et mouvements sociaux, Marie-Angèle Hermitte nous a très vite répondu qu’elle ne se reconnaissait pas dans une posture de militante. Si les thématiques de recherche dont elle se saisit ont souvent une portée politique, elle insiste pour préciser que sa démarche est davantage portée par la curiosité intellectuelle et la volonté de travailler sur des objets nouveaux, qu’elle qualifie « d’émergents »[1].

« Je ne me sens pas militante de quoi que ce soit. Ce qui m’intéresse dans la recherche, ce sont tous les sujets émergents. Par exemple, sur le droit des contrats, ce qui m’intéressera ce sera de voir où va surgir un nouveau type de contrat et pourquoi. C’est plutôt de la curiosité intellectuelle, cela m’intéresse parce que c’est nouveau. Mais donc du coup je me suis toujours trouvée sur des sujets qui ont été perçus par d’autres comme des sujets militants. »

Car, en effet, bien souvent ces objets nouveaux animent des controverses autour de leurs applications et des risques qu’ils peuvent générer, ainsi que sur l’évolution dans nos sociétés des mœurs, des valeurs et des règles de droit. Comme le montrent les différentes controverses sur les OGM, sur la transfusion sanguine ou sur les ondes éléctromagnétiques, les enjeux politiques, économiques et éthiques sont souvent considérables et viennent opposer différents groupes constitués autour de la défense d’intérêts rarement compatibles. Pour Marie-Angèle Hermitte, le militantisme autour de ces questions peut souvent se retrouver en tension entre la posture de recherche qui vise à une certaine neutralité et les objectifs pratiques visés par la démarche militante qui peuvent conduire à une distorsion des faits, ou à en dissimuler une partie.

« Cacher un fait qui est contraire à ce que l’on pense, pour moi, ce n’est pas acceptable pour un chercheur. En revanche, c’est acceptable pour un militant. Et c’est justement là où est la difficulté. »

Si elle ne s’inscrit, en effet, pas dans une démarche militante, de plaidoyer au sein d’un collectif, il lui arrive régulièrement de prendre position vis-à-vis des objets qu’elle étudie. Elle se reconnaît donc davantage dans une démarche qu’elle qualifie « d’engagée ».

« Pour militer, il faut un cadre, aller faire des conférences, être dans une démarche collective… Moi j’estime être engagée sur un certain nombre de points. Par exemple, la lutte contre l’eugénisme positif. Je suis absolument effarée de voir à quelle vitesse va l’acceptation, à l’heure actuelle, des manipulations génétiques sur les embryons. »

Au travers des analyses qu’elle développe, Marie-Angèle Hermitte cherche donc à décrypter et donner à voir les différentes valeurs sous-jacentes à ces sujets. Il s’agit, pour elle, d’observer sur quelles valeurs se fonde la construction des règles de droit, notamment en ce qui concerne les rapports qu’entretiennent les sociétés humaines avec le vivant, ou des entités hybrides telles que les générations futures, les embryons ou plus généralement les non-humains.

« Dans tout système juridique, il y a des valeurs qui trouvent à s’exprimer, bien ou mal, dans le droit. Ce qui m’intéresse, c’est de décrypter les valeurs qui sont derrière le texte, quand texte il y a. »

 

La science : entre deux mondes

En travaillant toujours au plus près de ces objets émergents et au contact des personnes concernées, elle a développé une approche atypique empreintant des pratiques à la sociologie et à l’ethnologie. Poussée par cet intérêt pour l’émergence d’objets nouveaux elle a notamment travaillé sur les contrats inter-entreprises, la brevetabilité du vivant, les OGM, la transfusion sanguine, le statut des lanceurs d’alertes et bien d’autres sujets en lien avec la gestion des risques. Elle revient sur ces différents travaux dans l’ouvrage « Le droit saisi au vif » qui prend la forme d’une série d’entretiens avec le sociologue Francis Chateauraynaud.

« Le droit saisi au vif » est sorti en 2016 aux éditions PETRA

 

Marie-Angèle Hermitte développe une analyse d’un droit « en train de se faire », transformé par les dévelopements des sciences et des techniques et leur acceptation par la société. Cette approche lui a notamment permi de montrer comment, sur de nombreux objets, le droit vient ordonner un système de catégories qui ont souvent une portée ontologique et épistémique. Elle considère le droit comme un « autre monde » qui ordonne tout ce qui surgit de l’autre côté du miroir du « vrai monde » dans lequel nous évoluons[2].

C’est à travers l’étude de la construction des relations entre droit, sciences et technologies et des raisonnements sous-jacents à ces relations qu’elle a pu apporter ses contributions à la formalisation de concepts aujourd’hui fondamentaux comme le principe de précaution ou le régime de protection des lanceurs d’alertes[3].

Il nous a paru intéressant de noter que si les concepts qu’elle travaille ne se font pas directement au contact de réseaux militants, ils viennent en revanche servir et appuyer les terrains de luttes de certaines de ces communautés.

« La raison pour laquelle j’ai été la première juriste à me saisir du principe de précaution, c’est parce que j’avais entendu ça dans un réseau qui n’était pas du tout, théoriquement, militant mais qui a constitué les bases d’un militantisme scientifique, pour ceux qui ont pu se saisir de ces questions d’un point de vue militant. »

 

La démocratie en procédures

Cet engagement citoyen, Marie-Angèle Hermitte le concrétise aussi à travers ses contributions à l’enrichissement des processus démocratiques. Ces quinze dernières années, elle a travaillé avec des acteurs très variés pour explorer, entre autres, le dispositif des conférences de citoyens, qu’elle perçoit comme un outil qui pourrait permettre un meilleur contrôle démocratique des technosciences.

Elle découvre les conférences de citoyens en 1997, lorsqu’elle prend part à un groupe de travail sur les OGM, présidé par le député Jean-Yves Le Déaut, visant à produire un rapport parlementaire sur les encadrements juridiques à établir autour des mutations génétiques[4].

« Quand Le Déaut m’a dit “notre groupe va travailler à une conférence de citoyens” j’ai levé les yeux au ciel en disant “mais c’est des machins pour les danois, c’est pas fait du tout pour les français”. Et puis bon… toujours la même chose, c’est quand même quelque chose que je ne connaissais pas. J’avais un a priori plutôt négatif mais la curiosité l’a emporté et c’est là que j’ai été absolument stupéfaite du résultat. »

Elle figure ensuite dans le comité de pilotage de la conférence de citoyens qui s’est tenue en 2002, intitulée « Changement climatique et citoyenneté »[5]. Dans les années qui suivent elle travaille avec l’association Sciences Citoyennes sur la rédaction d’un projet de loi visant à l’institutionnalisation d’une unique procédure rigoureuse, inspirée des différentes expérimentations des conférences de citoyens. Une proposition qui sera appellée « convention de citoyens »[6].

Si ces dispositifs laissent entrevoir des processus démocratiques intéressants à expérimenter, un des défis que posent les développements scientifiques et technologiques à la démocratie est la manière dont la société et le législteur doivent réagir au moment de leur émergence. Pour Marie-Angèle Hermitte, il demeure très compliqué d’appliquer ces processus à des sujets sur lesquels on n’a pas un minimum de recul critique pour juger de leurs effets sur la société.

« C’est très compliqué de faire une conférence de citoyen sur un sujet trop émergent. Ça a été un échec pour les nanotechnologies par exemple. En fait on savait trop peu de choses. La conférence de citoyens, sa caractéristique c’est d’être le résultat d’une formation. Et donc, souvent, sur ces sujets, on n’a pas suffisamment de billes, et surtout des billes critiques. Parce que généralement la critique arrive après les propositions, donc si vous faites ça trop tôt, en fait ça ne débouche sur rien. »

 

Se mobiliser au nom de la nature

Les questions que posent la jonction entre les sciences, le droit et la société sont d’une actualité criante alors qu’on voit cette année se multiplier les marches, grèves climatiques et actions radicales en réponse aux multiples alertes lancées par le GIEC ou l’IPBES sur les dégradations environnementales liées à notre modèle de développement[7]. Ces mouvement illustrent, entre autres, la difficulté de concevoir un droit qui cadre suffisamment les activités humaines pour qu’elles fassent une place viable aux non-humains, tout en restant démocratique et socialement acceptable. Si ces collectifs se saisissent de pistes intéressantes pour réclamer une justice climatique – comme par exemple l’affaire du siècle, qui attaque l’Etat en justice pour inaction climatique – Marie-Angèle Hermitte estime que ces contentieux devraient s’appuyer plus sur les jeunes générations en faisant formuler leurs recours par des mineurs.

« Cela met le juge dans une situation très difficile – c’est arrivé en Colombie et aux USA – parce que les mineurs plaident, en quelque sorte, au nom du monde dans lequel ils vont vivre. Ils se posent un peu en représentants des “générations futures” qui sont dans toutes les conventions internationales, mais qui n’ont pas la qualité de sujet de droit, et qui, donc, ne peuvent pas plaider. »

Par ce biais les jeunes générations assurent en quelque sorte le continuum avec les générations futures qui peuvent ainsi se rapprocher de la catégorie de sujet de droit par une forme de représentation juridique. Marie-Angèle Hermitte développe dans ses travaux la manière dont le droit organise nos rapports à la nature[8]. Elle dresse notamment l’hypothèse d’une forme « d’animisme juridique » dans notre rapport au vivant.

En guise d’ouverture, Marie-Angèle Hermitte s’attarde sur la place primoridale que prennent différentes personnalités populaires, qui prennent un rôle de médiateur entre les individus et la société. En écoutant les témoignages de fans au moment de la mort de Johnny Hallyday, elle réalise à quel point ces people ont de l’influence et de l’audience au sein de la société, et à quel point il est nécessaire de travailler avec eux sur les questions soulevées par les développements scientifiques et techniques.

« Toutes ces questions, il faudrait qu’elles soient travaillées régulièrement avec des citoyens et des “peoples”. Parce que je crois que les “peoples” ont beaucoup plus d’importance dans la vie des gens qu’on ne le croit. Que ni les gouvernants, ni les scientifiques ne réalisent que la vie n’est possible, pour beaucoup de gens, qu’à la condition d’avoir des médiateurs de ce type, qui accompagnent la vie des gens dans de multiples occasions. Et que c’est donc avec ces médiateurs qu’il faut travailler ! »

 

Propos recueillis et synthétisés le 27 mai 2019, actualisés le 25 avril 2023, par Edgar Blaustein et
Thomas Germain pour le processus SSD

  1. Sur cette notion d’émergence, elle travaille beaucoup avec le sociologue Francis Chateauraynaud qui étudie comment des acteurs font « surgir » différents sujets dans l’espace public, notamment à travers une démarche d’alerte. Ces émergences viennent reconfigurer les jeux d’acteurs en présence, les registres des mobilisations et transformer la nature des rapports politiques sur un dossier. ↩︎
  2. Marie-Angèle Hermitte, « Le droit est un autre monde », Enquête [En ligne], 7 | 1999 ↩︎
  3. Noiville Christine, Hermitte Marie-Angèle, « Quelques pistes pour un statut juridique du chercheur lanceur d’alerte », Natures Sciences Sociétés, 2006/3 (Vol. 14), p. 269-277.  ↩︎
  4. Pierre-Benoît Joly, Claire Marris et Marie-Angèle Hermitte, « À la recherche d’une « démocratie technique ». Enseignements de la conférence citoyenne sur les OGM en France », Natures Sciences Sociétés, 2003↩︎
  5. Benjamin Dessus nous a également fait des retours sur l’organisation de cette conférence dans l’entretien que nous avons fait avec lui. Lien :  ↩︎
  6. Ces travaux ont donné lieu à la formalisation d’un projet de loi, disponible sur le site de l’association Sciences Citoyennes : https://sciencescitoyennes.org/projet-de-loi-concernant-les-conventions-de-citoyens/↩︎
  7. Le Groupement Intergouvernemental d’Experts sur le Climat (GIEC) et La Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) sont deux des plus grosses plateformes rassemblant les travaux de scientifiques du monde entier sur l’évolution du climat et de la biodiversité. Leurs derniers rapports sont accessibles sur : https://www.ipcc.ch/ et https://www.ipbes.net/↩︎
  8. Hermitte, Marie-Angèle. « La nature, sujet de droit ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 66e année, no. 1, 2011, pp. 173-212↩︎